Puisque, par les bénédictions croisées de Ségolène Royal et Nicolas Hulot, nous voici proclamés experts, usons des pouvoirs qui nous sont ainsi conférés en donnant un avis nécessairement autorisé sur un domaine dont on ignore tout, la chimie en l'occurence, à l'honneur ces temps-ci avec la récente adoption par le parlement européen de la réglementation REACH. Ceux qui auront suivi l'affaire l'oeil distrait et l'oreille inattentive, par exemple grâce au sujet diffusé au journal d'Arte, ce supplément télévisuel du Monde Diplomatique, ouvert sur une manifestation de Greenpeace, fermé avec une publicité de Greenpeace, insistant sur la présence de produits toxiques dans les nettoyants ménagers et les cosmétiques, et reprenant donc ainsi l'argumentation de la multinationale écologiste qui propose sur son site un hilarant catalogue des dangers mortels introduits d'une main diabolique au coeur de chaque tube de démaquillant et propre à fournir un petit frisson aux mères de famille, n'auront sans doute pas perçu la portée exacte de la nouvelle législation.
Ainsi, si Helsinki sera enfin dotée de son entité européenne, puisque l'Agence Européenne des Produits Chimiques s'installera là-bas, celle-ci n'aura pas pour but de tester la dangerosité des molécules mises sur le marché, laquelle, de fait, est évaluée depuis 1981. Car REACH est purement rétroactive, et s'applique à toutes les substances chimiques pas encore enregistrées, utilisées dans un volume annuel supérieur à une tonne, ce qui doit en faire un paquet, et sans que leur ancienneté entre en ligne de compte. Ces substances feront l'objet d'une évaluation et d'un enregistrement, aux frais de l'industrie, et le remplacement des molécules les plus dangereuses par d'autres, moins toxiques, sera soit conseillé soit, dans les cas les plus graves, obligatoire. La mesure se justifie par l'augmentation significative de certaines catégories de maladies, les cancers par exemple, dont, reprenant en la tronquant une statistique courante, un député européen Vert s'exprimant sur Arte disait que leur nombre a augmenté de 63 % depuis 1978, ce qui donne à penser que, par respect pour la nature, il trouve préférable de mourir d'une cirrhose du foie à 58 ans que d'un cancer de la prostate à 82. Sans que, faute d'évaluation pertinente, on soit en mesure de prouver l'existence d'un lien, cette augmentation serait donc une conséquence de la diffusion universelle de produits toxiques. Et là, on abandonne le chimique pour entrer dans le social.

Car avant de se retrouver dans les armoires de toilette de la clientèle de Greenpeace, tubes et flacons ont connu un processus industriel durant lequel d'éventuels produits nocifs se sont trouvés étroitement en contact avec le personnel de production, situation qu'il connaîtra sa vie professionnelle durant ; on admettra alors que son exposition sera autrement plus importante que celle de l'utilisatrice même acharnée de produits de beauté. À ce propos, Eurostat propose un éclairant document consacré aux maladies professionnelles, dans lequel l'institut recense 1499 occurrences de tumeurs malignes en Europe en 2001 ; le mésothéliome, absolument caractéristique de l'amiante, compte pour 78 % du total, le cancer du poumon, souvent de même origine, représente 14 % des cas. On dénombre 56 tumeurs de la vessie, première maladie mettant en cause différents produits chimiques, soit moins de 4 % du total de ces cancers professionnels.
Evidemment, avec ce parcours du combattant qui attend ceux qui visent à faire classer leur maladie comme professionnelle, et avec ce temps de latence caractéristique du cancer, les chiffres d'Eurostat risquent de se révéler à la fois sous-évalués, et biaisés. Mais REACH ne concerne que des substances vieilles d'au moins vingt-cinq ans ; raisonnablement, on peut supposer que, comme pour l'amiante, des effets significatifs auront eu le temps de se révéler. Et ces biais n'invalident nullement la proposition selon laquelle le nombre de cas est tout simplement trop faible pour qu'une conclusion statistique valide puisse être tirée de leur étude.

REACH, qui, malgré le précédent de l'amiante, ne s'intéresse pas une seconde aux travailleurs, ce qui donne à penser que, moins qu'amiantés, ceux-ci sont pestiférés, n'est donc qu'un construit social, produit à la fois de la rencontre de deux inconnues - celle qui porte sur les causes du cancer, et l'incertitude statistique que l'on vient d'évoquer - et de l'activisme d'une fraction du Parlement Européen, qui réussit à glisser dans la réglementation un chapitre sur "la promotion de méthodes alternatives à l'expérimentation sur les animaux", tout à fait caractéristique d'un certain mode de pensée. Si l'effet symbolique de REACH est considérable, puisque, pour la première fois, une législation pose un paradigme qui fait d'une industrie, chimique en l'occurrence, une activité nocive par nature, voire par destination, et renverse la charge de la preuve, ses effets pratiques resteront limités, puisque son entrée en vigueur, dans une forme bien moins stricte que celle que voulait Greenpeace, sera progressive, l'enregistrement des substances s'étalant jusqu'en 2018, ce qui repousse d'autant le moment où, faute de résultats, on cherchera à la rendre plus contraignante. Surtout, en prenant un exemple commun, aucune réglementation n'empêchera jamais les multinationales de la chimie de produire d'énormes quantité d'un gaz extrêmement dangereux, que certains présentent comme le plus répandu des cancérigènes, rapidement mortel à haute dose et dont on sait qu'il joue un rôle déterminant dans le vieillissement accéléré des cellules. Heureusement, pour s'en protéger, une mesure simple suffit : arrêter de respirer. Car ce gaz, bien sûr, c'est l'oxygène.