Puisque le débat participatif, cette merveilleuse expression dont on peine toutefois à saisir le sens profond tant la banale logique vous suggère qu'un débat non participatif, ça s'appelle un monologue, aussi bien que le citoyen-expert semblent partis pour, à droite comme à gauche, marquer la campagne qui débute en démontrant un souci nouveau du politique de recueillir, en plus du simple vote, les avis pertinents des électeurs, on peut se poser la question des précédents historiques. Est-il déjà arrivé que des citoyens ordinaires mais, du fait de leur activité, pourvus de connaisssances spécifiques qui, justement parce que trop spécialisées, faisaient défaut à l'expertise publique, aient été invités par le pouvoir politique à participer à un processus relevant des prérogatives de l'administration et produisant des résultats concrets ?

Lancé en 1983, Réagir par des Enquêtes sur les Accidents Graves et par des Initiatives pour y Remédier, REAGIR en somme, un de ces acronymes récursifs qui font le bonheur des geeks comme de l'appareil d'État, visait à constituer ce que l'on appellerait aujourd'hui une expertise citoyenne dans un domaine bien délimité, celui des accidents de la route. Il permettait au Préfet de nommer des bénévoles Inspecteurs Départementaux de la Sécurité Routière, fonctionnaires certes, mais aussi représentants d'associations d'usagers, telle la FFMC pour les motards ou la FUBicy pour leurs collègues cyclistes, seuls à être au fait, par leur expérience, de ces subtilités du freinage des deux-roues sur le mouillé que l'on n'apprend ni à l'ENA, ni même, sans doute, à l'ENTPE.
Les IDSR interviendront alors, indépendamment de l'enquête judiciaire, pour analyser en commun les causes des accidents graves, et le cas échéant proposer des remèdes, par exemple lorsqu'une infrastructure précise était mise en cause. En 2004, alors que l'ambiance, sur la fin, comme le raconte Gilles Terrien en Loire Atlantique, n'était plus à la franche camaraderie, la Sécurité Routière abandonne REAGIR, proposant à sa place un "programme de mobilisation "Agir pour la sécurité routière"", grâce auquel les bénévoles pourront "s'impliquer dans des opérations de prévention" ; au lieu d'enquêter sur les causes des accidents mortels, dégradés d'Inspecteurs en Intervenants, ils seront donc désormais chargés de prêcher la bonne parole à la sortie des écoles, laissant aux seuls "professionnels spécialisés" le soin de conduire, en toute indépendance, les investigations. La FFMC, qui n'a jamais eu son drapeau dans la poche, a alors mis un terme à sa participation.

On ne prend guère de risques en supposant que la date des funérailles d'une action menée depuis plus de vingt ans et qui, donc, avait permis de constituer une filière, des expertises, un fonds de connaissances, tout un capital intellectuel et social qui fut alors détruit, ne doit rien au hasard. Car, devenue grande cause nationale en l'an 2000, puis principal succès d'un quinquennat qui n'en connaîtra pas beaucoup d'autres, la sécurité routière bascula ainsi de l'ombre à la lumière, permettant à un nombre soigneusement délimité d'acteurs d'offrir au politique ce qu'il recherche, une analyse simple - la vitesse excessive est cause de tout - une réponse univoque et facile à mettre en oeuvre - la répression - et, en contrepartie, d'obtenir ce monopole en matière d'accidentologie qui possédait l'avantage induit de faire taire les voies discordantes. Ne restait plus qu'à accorder aux parties exclues une compensation symbolique avec un programme de remplacement, et à attendre que les contestataires, les acteurs les plus utiles dans un processus contradictoire, aillent, comme Gilles Terrien, exercer leurs désormais coupables activités ailleurs.

Sans doute pourra-t-on pertinemment objecter que REAGIR a vu le jour lors de la première législature socialiste, et a été enterré par l'UMP alors au pouvoir. Mais cela n'a, vraisemblablement, pas beaucoup d'importance, tant l'action du politique semble secondaire dans l'affaire. Car l'histoire de REAGIR montre comment, à la faveur d'une modification du rapport de forces, l'appareil d'État réussit à rejeter ce corps étranger qui vient, mieux que lui, faire son travail à sa place, et comment il arrive à cantonner le bénévolat aux bonnes oeuvres en se réservant l'expertise technique, sa raison d'être, le point sur lequel il ne peut accepter que sa décision soit contestée. Quand bien même, ce qui représente déjà une hypothèse extraordinairement audacieuse, il resterait de l'expertise citoyenne autre chose qu'un matériel publicitaire de campagne, on peut compter sur la puissance en place, les professionnels de l'appareil d'État pour, tôt ou tard, renvoyer les citoyens-amateurs à leur bac à sable.