L'offensive a commencé dans le Parisien du 12 décembre dernier, avant même la fin de l'année, avec un article titré, dans le droit fil de la presse de boulevard, " Hécatombe chez les motards " en une dans le cahier local. Elle se poursuit dans les colonnes du Monde en ce vendredi 5 janvier, où le supplément Modes de vie consacre presque une page entière intitulée : "Deux-roues en danger dans les villes" à l'accidentologie des deux-roues motorisés. Si, noblesse oblige, le titre du Monde est plus sobre, il est aussi plus précis puisque, dans un cas comme dans l'autre, en fait de motards, il est essentiellement question de ces scooters d'une cylindrée inférieure à 125 cc conduits par des automobilistes sous la seule condition que leur permis B ait plus de deux ans d'âge. La distinction, rarement faite y compris par les pouvoirs publics qui fusionnent systématiquement les deux catégories, et l'appréciation de ses conséquences, capitales, impliquent une connaissance intime du sujet ; ça tombe bien : c'est ma spécialité.

Un esprit pervers verrait peut-être là une manière de préparer le terrain, alors que l'on attend un bilan des accidents pour 2006 où, si tout se déroule conformément au plan, le nombre des morts descendra sous la barre des 5000. Dans le cas contraire, faute de chiffre magique à mettre en avant pour les élections, il faudra bien vilipender les coupables habituels et leur indiscipline chronique. On n'aura pourtant là qu'un témoignage de plus de cette imposture statistique, où, fort comme une image, le chiffre se suffit à lui-même, et où l'on n'a qu'à l'énoncer et à le comparer à celui de l'année précédente pour tenir toute la vérité, au point que des tableaux accompagnés d'une paraphrase, les chiffres d'abord, la même information en lettres ensuite, tiennent lieu d'analyse.
En procédant ainsi, on raisonne ceteris paribus ; et si un tel postulat peut s'avérer exact pour les piétons, l'augmentation de 8 % du nombre de tués entre 2004 et 2005 pouvant difficilement s'expliquer par la seule croissance démographique, il se trouve, pour le cas des motos et plus encore des scooters 125, totalement invalidé par le fait que, en particulier dans les zones urbaines dont parlent Le Monde comme Le Parisien, leur démographie, évoluant en sens inverse de celle des automobiles, explose. Ainsi, ramené aux immatriculations annuelles, indicateur friable mais incontournable faute de dénombrement du parc des deux-roues, le nombre de tués pour 100 immatriculations sur la France entière est passé de 0,92 en 1995 à 0,45 en 2005. C'est que l'on a immatriculé 84 793 deux-roues en 1995, et 196 618 dix ans plus tard.

En effet, notamment en Ile de France, une part importante de ces véhicules appartiennent à ces envahisseurs novices que sont les automobilistes récemment convertis ; mais il n'est pas exact d'attribuer cette augmentation à la seule politique de fortifications de la municipalité parisienne, puisqu'une première vive hausse s'est produite en 1996, lorsqu'une modification réglementaire de plus a rendu aux automobilistes l'accès aux 125. Cette tendance se poursuivit jusqu'en 1998, avant que le marché ne se stabilise pour de nouveau connaître une forte hausse à partir de 2002, avec un résultat qui, lui, se passe de commentaire : les deux-roues motorisés représentaient 4,5 % des immatriculations de voitures en Ile de France en 1995, et 12 % en 2005.
Les envahisseurs ne sont pas des motards et ont, souvent à leur corps défendant, tout à apprendre dans la conduite de leur nouvelle monture ; l'obligation qui leur sera désormais faite de suivre une formation de trois heures, la moitié du strict minimum, paraît d'autant plus dérisoire que, contrairement à ce qu'affirme le Monde, et en raison du décalage de deux ans que l'on a évoqué plus haut, elle ne sera pas effective avant 2009. Pourtant, le peuple a voté, et a voté pour les deux-roues, et contre les attentes du machiavélique Denis Baupin. Dans un pays démocratique, on aurait déjà tiré les conséquences de ce choix ; ici, on ne peut guère que rêver du paradis, cet endroit improbable où les autorités de la capitale se soucieraient de votre sécurité, où les campagnes publicitaires, au lieu de vous transformer en pantin, inciteraient les coupables à prêter attention à leurs victimes, où la circulation des deux-roues motorisés dans les couloirs de bus ferait l'objet d'études sérieuses aux conclusions inverses du préjugé parisien. Cet endroit existe : Londres.