S'il existe une figure de motard qui excite l'attention réprobatrice des foules en général et des sociologues en particulier, lesquels lui consacrent une littérature dont l'oppulence masque la vacuité et dont la diversité se limite aux nationalités de ses auteurs, étant entendu que les contenus en sont rigoureusement interchangeables, c'est bien le biker. Ce stéréotype d'associal connaît sa forme la plus pure dans ces célèbres gangs américains, Hell's Angels, Outlaws, Bandidos, dont l'activité délinquante n'est pas nécessairement à la mesure de leur réputation. Un peu comme avec la Harley du personnage de Jacques Villeret, en fait une mob ordinaire mais avec un grand guidon ce qui, dit-il, pour la France, est largement suffisant, on rencontre chez nous, et en fort petit nombre, des groupes épars qui ne font rien de plus que d'emprunter les symboles de leurs modèles américains, bière, misogynie, rock, costumes, tatouages et, bien sûr, Harley-Davidson.
Pendant longtemps seul constructeur américain de motos, et sans doute seul fabricant spécialiste connu du grand public, Harley-Davidson cultive depuis toujours des traits qui auraient depuis longtemps provoqué la disparition de tout autre que lui. Car ses machines, toujours propulsées par un V-twin longitudinal, architecture typique du monde de la moto et par là-même largement répandue, proposent, à un prix prohibitif, le moteur le plus archaïque du marché, dont la puissance spécifique se montre parfaitement dérisoire puisque parfois trois fois plus faible que celle des références japonaises. Mais il convient d'apporter là une nuance, non pas tant pour tenir compte de la récente arrivée d'un moteur moderne, que pour observer combien son offre se scinde en deux : d'un côté le modèle de base, le Sportster 900 cm³ qui coûte typiquement 8 000 euros, et de l'autre les grosses cylindrées, avec un moteur de 1450 cm³ et des prix qui dépassent facilement 20 000 euros. On comprend qu'une telle segmentation vise deux clientèles bien différentes, et que l'authentique biker ne saurait accepter de rouler sur autre chose que la plus grosse et la plus chère, celle qui lui permet d'écraser tout ce qui roule du poids de son mépris, augmenté de celui de sa volumineuse masse corporelle soigneusement entretenue à la bière, et redoublé de celui de sa machine, qui pèse bien 150 kilos de plus que la japonaise ordinaire. En somme, le moteur des Harley, c'est de la fonte vendue à prix d'or.

Mais, depuis longtemps, le vrai client d'Harley-Davidson, celui, donc, qui ne regarde pas à la dépense, a cessé d'être ce biker antipathique et comme sorti d'un autre âge ; la marque s'est entièrement redéployée depuis le début de ces annees 90 où elle commercialisait seulement 68 000 machines. Vendant moins une moto qu'un objet d'apparat essentiellement destiné à orner les trottoirs, accompagnant son offre d'une foultitude de produits dérivés qui rendent la marque accessible aux bourses les plus dégarnies, son chiffre d'affaires a connu une croissance moyenne de 14 % au cours des dix dernières années. Si ses résultats pour 2006, tout juste publiés, montrent une croissance inférieure de moitié, ils marquent aussi une étape symbolique : Harley-Davidson, en vendant 349 186 motos en 2006, lesquelles représentent 78 % du chiffre d'affaires, a vu pour la première fois son bénéfice net dépasser le milliard de dollars. Pourtant, le chiffres d'affaires atteint seulement 5,8 milliards de dollars ; en conséquence sa marge brute, qui est d'autant plus énorme que, faute de concurrent sur son créneau, elle ne connaît aucune pression sur ses prix, et qu'elle se place à l'opposé de la course à l'innovation des grandes marques japonaises ou européennes, s'établit à un niveau lui aussi inégalable : 38,5 %
General Motors, en comparaison, pour quelques mois encore plus gros constructeur automobile mondial, a vu son chiffre d'affaires pour 2005 atteindre 192 milliards de dollars, mais sa marge nette, avec une perte de plus de 10 milliards de dollars, descendre à - 5,4 %. Alors, on ne peut éviter une conclusion d'une impitoyable cruauté pour ce malheureux biker : cette entreprise dont il a façonné, à son corps défendant, parfois au prix de sa liberté, voire de sa vie, la légende, vend désormais grâce à lui tellement d'objets du culte aux employés de banque que sa capitalisation boursière, aujourd'hui estimée à 18 milliards de dollars, dépasse celle de General Motors.