Un jour, sans doute, un journaliste exposera-t-il toute l'affaire dans l'un de ces récits dont on dit qu'ils se lisent comme des romans bien qu'ils ne fassent que relater la réalité, récit qu'il intitulera : " Arcelor-Mittal, la saga d'une fusion ". En attendant, et puisque l'histoire est toujours en cours d'écriture, il faut se contenter de la suivre comme un feuilleton, ce qui contraint, pour pleinement en apprécier les derniers rebondissements, à un bref résumé des épisodes précédents. Au moment où Mittal a lancé sur Arcelor une OPA qui vit, après une lutte brève mais intense, l'aciériste franco-hispano-luxembourgeois succomber de pas si mauvaise grâce, si l'on excepte l'opposition acharnée de son président, Guy Dollé, aux assauts du parvenu d'origine indienne, Arcelor venait, de haute lutte, d'arracher le canadien Dofasco des griffes de son concurrent de toujours, l'allemand Thyssen-Krupp, dont le nom même sonne comme un concentré du sombre destin de l'acier de la Ruhr.
Au nombre des stratégies de défense improvisées alors figurait la création d'une fondation de droit néerlandais, Strategic Steel Stichting, à laquelle ont été transférées 89 % des parts de Dofasco, avec comme seul but et comme seul droit celui de s'opposer à toute modification de la propriété du capital pendant les cinq années que devait durer son existence. Seul un accord unanime des trois administrateurs de la fondation, ou une décision de justice, pourrait entraîner la fin prématurée d'une structure qui semble bien décidée à écrire une page inédite dans l'histoire du droit des affaires, tel, du moins, qu'on le pratique en France où ce genre de montage reste inconnu.

Les administrateurs de Strategic Steel Stichting ayant unanimement décidé de rester aux commandes de la fondation, il ne restait plus qu'à demander à la justice d'éprouver la solidité de ses murs. Deux acteurs pouvaient avoir intérêt à cette dissolution anticipée : Thyssen-Krupp, fort de l'engagement de Mittal de lui revendre Dofasco en cas de succès de son OPA sur Arcelor, et Arcelor-Mittal, le groupe devant désormais, au nom du droit de la concurrence, se séparer d'un certains nombre d'actifs, comme il l'a fait récemment avec l'aciérie polonaise Huta Bankowa.
Et là, on constate avec intérêt que, si Thyssen-Krupp a bien porté l'affaire devant le tribunal de Rotterdam, Arcelor-Mittal, au prétexte que l'action n'avait guère de chances d'aboutir, y a renoncé. Alors, il devient instructif de lire entre les lignes des communiqués séparés que viennent de publier les deux sidérurgistes, lorsque le tribunal a confirmé qu'il serait, au minimum, impossible de dissoudre la fondation avant l'expiration de l'engagement de revente de Dofasco à Thyssen-Krupp.

Digne dans la défaite, Thyssen-Krupp fait en termes simples son deuil du sidérurgiste canadien, et annonce son intention de continuer malgré tout à investir en Amérique du Nord, en construisant une nouvelle aciérie. Chez Arcelor-Mittal, on est significativement plus bavard, et on peut difficilement ne pas percevoir dans son communiqué une pointe de schadenfreude. Car, au fond, en le relevant de sa promesse de vente, la décision du tribunal fait bien ses affaires : certes, le capital de Dofasco reste immobilisé pour les cinq ans qui viennent, mais Arcelor-Mittal conserve le plein usufruit de cette propriété qui lui échappe temporairement, et pourra donc, suivant l'idée de départ de Guy Dollé, pleinement intégrer le canadien à sa stratégie industrielle.
Car Strategic Steel Stichting ne protège pas seulement Dofasco de l'avidité de Thyssen-Krupp : elle interdit toute transaction sur le capital du sidérurgiste, et fournit à Arcelor-Mittal un prétexte en acier trempé, opposable même aux plus hautes juridictions, pour conserver l'entreprise dans le périmètre du groupe, quitte à céder d'autres actifs moins stratégiques. Alors, finalement, il se pourrait bien que la pilule empoisonnée de Guy Dollé fasse beaucoup de bien à Arcelor-Mittal.