Pendant longtemps, la lutte anti-tabac a eu recours à un éventail de mesures de natures diverses mises au service d'un objectif unique : faire baisser le nombre des fumeurs. L'arsenal employé a pu être symbolique, comme avec l'interdiction de la publicité, fruit de la croyance simplette en les effets mécaniques de celle-ci, ou avec les menaces de mort imprimées en gros caractères sur les paquets de cigarettes, censées dégoûter le fumeur, et surtout efficaces pour dégager la responsabilité légale des cigarettiers. Il a surtout été économique, la forte augmentation des taxes sur le tabac constituant à n'en pas douter la plus efficace des prohibitions. Ces mesures se trouvaient justifiées par des arguments d'une scientificité incontestable, le rôle du tabac dans quantité de maladies mortelles bien connues, cancer du poumon ou de l'oesophage, défaillances cardiaques, ou plus confidentielles, comme cette bronchite chronique qui cache sous un intitulé anondin une destruction progressive de la capacité pulmonaire, avec laquelle le malade finit par mourir du simple fait de ne plus pouvoir respirer, ayant pu être largement démontré.

Faute de franchir le pas ultime de la prohibition totale, il était difficile d'aller plus loin dans cette direction ; du fumeur, l'activité des producteurs de normes s'est alors déplacée vers les enfumés, et est donc passée du coupable à la victime, de l'actif au passif, de l'individu à la masse anonyme des non-fumeurs qui, généralement, ne demandent rien, et laissent donc pour ce faire, par défaut, le champ libre à des associations comme DNF dont le site, avec historique complet et documents d'époque, offre un sujet clés en mains au sociologue paresseux, pour revendiquer à leur place. Le fruit de leur activisme entre en application ce mois-ci, avec le décret renforçant les contraintes pesant sur les fumeurs désireux d'en griller une ailleurs que dans la stricte intimité de leur foyer, ou au grand air. Et la manière dont ceux-ci seront désormais contraints de procéder sur leur lieu de travail se révèle fort intéressante à analyser.
Car il leur était déjà, depuis la loi Veil de 1977, interdit de s'adonner sans contrainte à leur vice dans leur environnement professionnel : le nouveau décret et ses circulaires d'application vont, pour l'essentiel, préciser le rôle répressif des médecins comme des inspecteurs du travail lesquels, n'ayant rien à faire de leurs journées, seront ravis de trouver enfin une occasion de s'occuper, et définir avec une grande rigueur dans son article R-3511-3 un objet dont l'installation sera obligatoire, et qui se montre extraordinairement riche de sens : la cabine fumeurs.

Si le tabagisme passif pouvait se révéler nocif dans certaines situations professionnelles associées à une forte consommation de tabac, comme dans les cafés ou les boîtes de nuit, on peut difficilement soutenir que les mesures déjà en vigueur dans les entreprises, fumer seulement dans des lieux réservés et ventilés ou donnant accès à l'extérieur, ne pouvaient efficacement permettre de prévenir le risque. Ce décret de plus avec ses mesures supplémentaires témoigne alors de ce moment déterminant où se fait l'articulation entre le scientifique et le symbolique, où la raison s'efface face à la force d'une justification irrationnelle : la rhétorique de l'empoisonnement. Désormais, le tabac, comme l'amiante ou les radio-éléments, et alors que seule une exposition prolongée ou, dans le cas du nucléaire, une dose extrêmement massive, peuvent entraîner pour l'organisme des conséquences fatales, devient un poison. Et la notion même d'empoisonnement permet d'annuler magiquement toute mesure, qu'elle soit métrique ou raison : ce n'est même plus la dose qui fait le poison, c'est le simple fait qu'une substance puisse être qualifiée comme tel qui la rend, nécessairement, quelle qu'en soit la quantité, mortelle, et justifie alors le soin extrême avec lequel elle est manipulée.
Et puisque le rationnel fait défaut, les mesures mises en oeuvre par la nouvelle réglementation se placeront dans le seul ordre du symbolique, retrouvant alors, par nécessité, les plus archaïques mécanismes de la stigmatisation sociale. Ces fumeurs incorrigibles et impétinents, pusqu'ils persistent dans leur hérésie, puisqu'on désespère de les convaincre de cesser de mettre leur vie en danger, on va les exhiber comme autrefois au pilori, et aujourd'hui les dames dans les vitrines des quartiers réservés, dans ces cabines pour fumeurs désormais obligatoires, et qui rappellent sur plus d'un point, leur isolement physique, leurs systèmes d'extraction de l'air, les mises en garde inscrites sur leurs portes hermétiques à fermeture automatique, ces laboratoires de recherche biologique ou s'effectuent la manipulation des virus mortels. Leur transparence, à la différence de l'intimité des toilettes où s'effectuent des opérations honteuses mais légitimes, ou de la discrétion de l'espace jadis concédé aux fumeurs et maintenant interdit, montre combien la stigmatisation qui les accompagne, comme autrefois l'élève puni dans le coin de la classe, doit servir à l'édification générale.
Alors, certes, il n'y a pas de feu sans fumée. Mais, à la différence des dioxines, voire de l'éthanol, le tabac reste un produit trop familier pour que, en essayant de faire peur avec lui de cette manière-là, on puisse être autre chose que ridicule.