Le Monde daté d'aujourd'hui adopte un point de vue bien particulier au moment de décrire comment, voici plus de trois ans, un soldat britannique fut tué lors des opérations en Irak, victime d'une attaque lancée par erreur par les pilotes d'avions d'assaut américains A-10. Couvert par le secret militaire, l'incident vient d'être révélé par le tabloïde britannique Sun, diffusant sur son site web les images du tir, et la bande son des conversations entre les pilotes et le centre de contrôle, enregistrés alors. Arrivant après la bataille, ne disposant que de quelques mots et d'une image de qualité si médiocre qu'il faut beaucoup d'imagination pour y voir ce qu'on nous dit qu'elle montre, le journaliste du Monde trouve un angle d'attaque bien inhabituel, puisque cette diffusion, qui embarasse aussi bien le gouvernement Blair que son ami américain, pourtant soutenus par le Sun et son tout-puissant propriétaire, Rupert Murdoch, témoigne pour lui d'un renversement des alliances, le Sun s'apprêtant à abandonner un clan travailliste désormais incarné par le trop progressiste Gordon Brown au profit des conservateurs.
Ce document mérite pourtant un meilleur sort que de servir d'instrument dans une spéculation journalistique, puisqu'il apporte à la fois une intéressante, bien qu'anecdotique, information ethnographique - POPOV, l'indicatif des pilotes, qui rappelle ceux contre qui l'A-10 était conçu et qu'il ne combattra jamais - et une description rare, parce que la situation elle-même l'est, des conditions qui conduisent à un incident de ce genre. Les blindés sur lesquels tire le pilote de l'A-10 sont donc britanniques ; il commet cette erreur parce qu'il sait, et que son centre de contrôle lui confirme, que ceux-ci n'opérent dans dans la zone où il se trouve, et qu'il ne peut donc avoir affaire qu'à des ennemis. Sauf que, et la pratique est habituelle depuis la Seconde guerre mondiale, en particulier dans ces opérations combinées où toutes sortes d'équipements souvent peu familiers aux uns et aux autres sont utilisés, les britanniques portent des marques qui permettent de les identifier visuellement comme alliés, en l'occurrence les toits des véhicules repeints en orange. Et le pilote, les conversations en témoignent, remarque bien cette signalisation, ce pourquoi il exprime un doute, lequel ne l'empêche pas d'ouvrir le feu. Le fait que les conséquences de son tir, mortelles donc pour un soldat britannique, lui soient très vite communiquées montre bien, par ailleurs, l'efficacité des liaisons radio. En d'autres termes, le pilote affronte un conflit entre ce qu'il croit voir, des blindés alliés, et ce qu'on lui dit qu'il ne peut pas voir, puisque ces même blindés alliés ne peuvent pas se trouver, à cet endroit et à ce moment, à portée de tir. Et il tranche ce dilemme en faveur de sa hiérachie et, en partie contre son gré, ouvre le feu.

En mai 1940, l'offensive allemande a commencé par la Belgique, conformément aux plans de l'état-major français. La ligne Maginot, puis les Ardennes formant des barrières infranchissables pour des troupes mécanisées, l'attaque ennemie ne pouvait se produire qu'ailleurs, et les troupes françaises et britanniques furent donc envoyées en Belgique. Comme on le sait, entre temps, les divisions blindées allemandes traversèrent les Ardennes, par un chemin forestier qu'elles mirent trois jours à franchir, et leur progression fut suivie par des avions de reconnaissance dont les rapports et les photos restèrent sans effet : le pouvoir de ces témoignages d'une réalité inconcevable ne pouvait être que dérisoire face à la certitude d'une campagne si souvent jouée d'avance et respectant le plan prévu. Et tout s'est terminé à Dunkerque. On retrouve en Irak une situation semblable, où la réalité s'efface, vaincue par la fiction parce que celle-ci, plus normale, paraît plus crédible, et où l'on ne croit plus ce que l'on voit, mais ce que tout vous suggère que vous avez vu.
Mais l'incident irakien permet en outre de comprendre le fonctionnement d'une procédure justement destinée à combattre une telle illusion. Dans un premier temps, les zones d'opérations sont définies, et l'information diffusée, de manière à éviter les confusions ; ensuite, un système d'identification comme celui que portaient les blindés britanniques joue le rôle de parachute de secours. Là, ce recours, possible seulement lorsque l'on voit ce sur quoi l'on tire, échoue ; mais son échec ne doit pas faire oublier toutes les situations dans lesquelles il a permis d'éviter une erreur, et dont l'on ne saura pas définition jamais rien puisqu'elles sont restées sans conséquence.