Un récent billet publié chez Authueil, où il esquisse un parallèle entre le tabac et la sécurité routière, souhaitant au nouveau décret renforçant la pénalisation du tabagisme le même succès que les mesures auxquelles il attribue la baisse de l'accidentalité routière, soulève, notamment dans un commentaire où il fustige l'incapacité à se discipliner autrement que sous la contrainte des lois, une de ces questions qui sont l'objet de toute l'attention des sociologues.
Difficile, en effet, de ne pas immédiatement penser à Norbert Elias et à sa Civilisation des moeurs, ouvrage où l'auteur retrace, entre autres, le processus continu par lequel, depuis le Moyen Âge, les sociétés occidentales ont, sans aucune autre contrainte que celle générée par le corps social, développé une pratique de la bienséance qui explique pourquoi, de nos jours, il est malvenu de se lécher les doigts lorsqu'ils sont sales avant de les essuyer sur ses habits. Les multiples instances de contrôle auquelles tout un chacun a, en permanence, affaire, et qui expliquent pourquoi, malgré le désir qu'en auraient certains, on a peu de chances de jamais voir Maître Eolas participer à Paris Carnet en tutu rose, forment un réseau de contraintes autrement plus pressantes, et plus efficaces, qu'une loi qui n'interviendra jamais qu'en dernier recours.

Ces contraintes, de plus, ne relèvent pas du seul domaine social. Ainsi, puisque la question est posée par l'un des commentateurs, on peut formuler une intéressante hypothèse en se demandant quelles conséquences aurait, pour les motocyclistes, la fin de l'obligation de port du casque. Et l'on s'aperçoit vite que, comme toujours, la réalité est complexe. Si l'on en croit les comptages effectués par les employés d'un institut de sondage chargé par la Sécurité Routière d'estimer le taux de port du casque par les motocyclistes, celui-ci, sur les autoroutes, varierait, selon les années, entre 97 % et 99 %. En transposant ces chiffres au secteur automobile, on peut alors dire que la Sécurité Routière considère que de 1 % à 3 % des automobilistes roulent sur autoroute sans pare-brise. Car le casque ne protège qu'accessoirement des accidents, mais en permanence du vent, de la pluie, et du risque de prendre une mouche dans l'oeil à 130 km/h, ce qui provoquerait de fâcheux dégâts. Des décennies avant toute obligation, le port d'un serre-tête de cuir et de lunettes était, pour cette seule raison, déjà d'usage courant.
Si l'on approche de manière un peu plus détaillée l'équipement des motards, on constatera que l'attention qu'ils portent à leur protection forme l'une des variables qui permettent de les différencier des ordinaires utilisateurs de deux-roues urbains, dont la légèreté des tenues aussi bien que l'incompétence en matière de pilotage nourrissent des conversations récurrentes sur les forums motards. Alors que la seule obligation légale reste celle du port d'un casque homologué que l'on trouve à partir de 150 euros, l'investissement total d'un motard en matière d'équipement dépasse souvent dix fois cette somme, incluant par exemple ces protections dorsales dispendieuses, encombrantes, et pourtant indispensables. Et celà en dehors de toute injonction réglementaire, de toute incitation fiscale, voire de pression de la part d'un groupe de pairs, lequel, quand il existe, n'acceptera cependant pas d'inclure dans ses sorties un motard à l'équipement incomplet. L'expérience, la conscience du risque, l'absence de droit à l'erreur, qui expliquent pourquoi les motards connaissent le plus faible taux de sinistres des usagers de la route, suffisent pour qu'ils s'imposent d'eux-mêmes des contraintes qui vont bien au delà du minimum légal, et rendent donc l'obligation superflue.
En d'autres termes, la disparition de cette obligation de port du casque n'aurait de conséquences que pour les non-motards, en particulier ces jeunes cyclomotoristes qui, a contrario, ont un taux de sinistre extrêmement élevé, ou bien pour cette catégorie numériquement infime et très particulière dont on a déjà parlé, ces partisans du libre-arbitre comme dit l'un des commentateurs d'Authueil, les bikers. Chez eux, le casque intégral, le plus répandu et le plus protecteur, alias cocotte-minute, est, justement en raison de la sécurité qu'il offre, laquelle s'oppose frontalement à leurs valeurs, absolument prohibé. À défaut de pouvoir rouler cheveux au vent comme aux Etats-Unis, référence en matière de motos comme de comportement à moto, ils se contentent du strict minimum, un casque ouvert.

Alors, sans doute les réglementations sont-elles d'application plus immédiate et plus universelle que le lent développement de la civilité que décrivait Norbert Elias : il n'empêche qu'elles ne sont rien sans la participation des individus, et que la baisse de l'accidentalité routière est moins due à la répression qu'aux changements sociaux qui, au cours des années 90, ont contribué à rendre inacceptable le fait de risquer la mort sur la route.