Si Hugues qui, en plus, visiblement, s'y connaît, lui, a déjà dressé un bilan détaillé du conflit qui vient de prendre fin au Port Autonome de Marseille, il n'est toutefois pas trop tard pour apporter sa modeste contribution à l'édification d'un syndicalisme de progrès, en prenant, comme toujours, le détestable parti du comptable. Celui-ci, tout à ses chiffres, s'intéressera d'abord à l'addition : en arrondissant, et selon les estimations de l'UFIP, la grève aurait coûté aux seuls pétroliers de l'ordre de 30 millions d'euros. S'étant traduite par cinq créations de postes de dockers qui seront payés à ne rien faire, sauf à regarder travailler les employés de GDF, on peut considérer qu'elle a, en réalité, conduit à inventer une nouvelle catégorie d'emplois aidés, subventionnés au tarif de 6 millions d'euros l'unité.

Mais si l'on adopte une perspective un peu plus globale, et le regard du profane, on s'étonnera d'abord, UFIP exceptée, du silence des clients ou des investisseurs, d'autant que la réputation de franche cordialité des relations sociales dans la zone portuaire est établie de longue date, et semble fort peu susceptible d'évoluer. Sans doute certains restent-ils un peu naïfs, comme Boluda, ce grand groupe espagnol de services portuaires qui espérait peut-être, en reprenant en septembre 2006 une activité de réparation navale une fois de plus en redressement judiciaire, et en lui apportant en seulement quatre mois une charge de travail équivalente à une année entière, acheter la paix sociale de la manière la plus efficace et la moins coûteuse, en fournissant du travail. Mal lui en a pris puisque, contestant son recours à des sous-traitants, la CGT devait, en mars dernier, montrer au valenciais qui commande vraiment à Marseille, au risque de conduire au dépôt de bilan de l'entreprise. L'accord trouvé après plusieurs jours de grève permet à la fois de poursuivre l'activité, et de former sur le tas aux usages locaux le nouveau venu, leçon qui lui sera sans aucun doute profitable.
Alors si, malgré tout, le port de Marseille tourne toujours, c'est que, pour la plupart, ses clients le sont parce qu'ils n'ont pas le choix. Au sortir de la vallée du Rhône, la ville profite en effet d'une incomparable rente de situation, cet avantage naturel proprement français, d'autant plus précieux qu'on ne le perdra jamais et que, accessoirement, il permet de fustiger en toute bonne conscience ceux qui, comme en Irlande ou dans les États Baltes, souffrent de leur position périphérique et essayent, par la concurrence fiscale, de rétablir l'équilibre. Les gigantesques investissements immobilisés pendant des décennies dans le parc de raffineries de l'étang de Berre, et dans le réseau d'oléoducs qui transporte du brut jusqu'en Allemagne, font, pour longtemps encore, du port de Marseille un point de passage obligé, et les pétroliers n'ont d'autre choix que de jeter l'ancre dans la rade en attendant que la CGT donne l'autorisation d'accoster.

En gros, seule la contrainte vous fait client du port, un argument qui n'est pas des plus commerciaux. Le Monde, dans un article de Catherine Simon, rappelle que si Marseille occupe la deuxième position européenne en matière d'hydrocarbures, le port traite moins d'un million de conteneurs par an. Perdu au fond de la Calabre, le très improbable Gioia Tauro, vestige d'un projet sidérurgique avorté, en reçoit trois fois plus. Là se trouve pourtant l'avenir de l'activité portuaire et l'enjeu réel du conflit, avec le nouveau terminal pour conteneurs construit à Fos par deux des géants de la branche, l'italo-suisse MSC, et cette CGA-CGM dont on a déjà parlé, et où la CGT souhaite s'imposer.
Or, là, le chantage ne passera pas : la CMA-CGM conduit ses affaires ailleurs, avec des bureaux dans le monde entier, de l'Afghanistan à la Suisse en passant par la Bolivie, et ses routes relient la Chine à Anvers et Hambourg, ou aux ports de la côte Est américaine ; Marseille ne traite que 3 % du trafic de l'entreprise. Elle peut donc très bien se contenter de n'y entretenir qu'un siège social, dont la vue des divers bâtiments construits côte à côte, celui de 1978, celui de 2002, et la future tour de Zaha Hadid, dans laquelle, par une envolée champignacienne, Jean-Claude Gaudin voit un nouveau phare d'Alexandrie, fournit l'image la plus saisissante des bénéfices qu'apporte, à ceux qui ont le courage et l'intelligence d'y trouver leur place, la croissance du commerce mondial.

On trouve de tout à Marseille, de grands capitalistes, et leurs parasites, pour lesquels il est tellement plus simple de profiter par le détour des impôts des risques que les autres assument sans en prendre aucun, avec en prime ce confort intellectuel taillé sur mesure fourni par la vulgate de l'idéologie altermondialiste. Inutile alors de regarder autre chose que Marseille pour comprendre, certes de façon caricaturale, comment fonctionne ce pays, pourquoi la raison est y impuissante, à cause de quoi la réforme y est illusoire, et comment s'en sortir : en allant ailleurs.