Il arrive assez rarement qu'un événement d'ordinaire banal - le fait que les actionnaires d'une entreprise réunis en assemblée générale décident, comme c'est depuis toujours l'usage, d'affecter une partie du bénéfice net de l'année au paiement d'un dividende - révèle autant d'enjeux masqués et de charge symbolique que la décision prise, et la manière dont elle l'a été, lors de l'Assemblée Générale d'EADS qui s'est tenue à Amsterdam vendredi dernier. La somme en jeu, 99 millions d'euros, semble pourtant bien modeste si on la compare au chiffre d'affaires de l'entreprise, près de 40 milliards d'euros ; en première analyse, on comprend mal pourquoi cette décision d'une assemblée souveraine suscite de telles réactions, puisque, cité dans Le Monde du lendemain, François Hollande parlait de "provocation", le délégué FO d'Airbus de "scandale", tandis que, "par solidarité avec les salariés d'Airbus", Lagardère, qui détient 50 % de la SOGEADE laquelle possède 30 % du capital d'EADS, renonce à percevoir sa part du dividende. Accessoirement, on aimerait comprendre ce que ces gens qui, Lagardère excepté, ne sont pas actionnaires, viennent faire là-dedans.

Rapportés au cours de l'action à la date de l'assemblée, soit 22 euros, les 12 centimes de dividende à laquelle celle-ci donne droit représentent un rendement de l'ordre de 0,5 %, soit plus de cinq fois inférieur à la rétribution que procure un placement sans risque et net d'impôts, le livret A avec son taux actuel de 2,75 %. C'est que, comme on le sait, chez EADS, à cause d'Airbus, avec les ennuis de l'A380 dont le poids est estimé à 2,5 milliards d'euros, le développement difficile de l'A350, mais aussi les retards dans le programme du transport militaire A400M qui conduisent à provisionner 350 millions d'euros, 2006 a été, pour reprendre l'euphémisme officiel, "difficile". Du coup, le résultat net s'effondre, passant de 1 676 millions d'euros en 2005 à 99 millions aujourd'hui, soit presque vingt fois moins. Sur de telles bases, la rémunération des actionnaires ne peut être que ridicule. Mais après tout, on peut toujours soutenir que ceux-ci ne font que partager des aléas de leur entreprise et que, ayant nommé ses dirigeants, ils portent leur part de responsabilité dans leur erreurs.

Mais bien sûr, en l'espèce, tout cela est totalement faux. Si EADS était une entreprise ordinaire, la direction bicéphale et la structure binationale, monstruosité unique dans la tératologie restreinte du capital, auraient cessé d'exister, comme chez la britannico-néerlandaise Royal Dutch Shell, née dans la douleur en 2005 de la réunion de ses deux morceaux, Royal Dutch d'un côté, Shell Trading de l'autre. Si on gérait EADS comme un anonyme producteur de biens d'équipements, les décisions de lancer la fabrication de telle machine à tel endroit serait gouvernées par une rationalité certes soumise à une grande variété de contraintes, mais pas au jeu obscur des négociations diplomatiques entre Etats, des rapports de force entre les différents fiefs d'une principauté hétéroclite aux dimensions de l'Europe, et d'un art infiniment subtil de l'équilibre.

L'enjeu réel n'a rien de financier, ces 99 millions d'euros dont on nous affirme qu'il serait utile de les investir dans l'entreprise ne pesant rien face aux 3,35 milliards que coûteront les seules difficultés techniques d'Airbus pour la seule année 2006. L'importance de l'assemblée générale d'EADS relève en fait exclusivement du symbole, et constitue donc une démonstration à l'état pur de ce qui importe, sinon aux politiques, du moins aux membres de la gauche quand il s'agit de capitalisme d'État, comme aux syndicats quand, répartition du capital oblige, ils peuvent, du fait que celui-ci est actionnaire, exiger qu'il intervienne en tant qu'État. On lit, en creux, dans leurs réactions, la façon dont ils rêvent que le capital fonctionne, comme un impôt, en fournissant les financements nécessaires sans droit légitime à contrepartie, prenant les risques qu'ils refusent d'assumer, tout en se contentant, en pénitence, pour expier le péché de sa vénalité, des restes, quand il y en a.
En renonçant vertueusement à sa part du quignon de pain Lagardère, le principal actionnaire privé français, qui fait part égale avec l'État dans la SOGEADE, se comporte comme l'espérait son pesant partenaire. Mais en face, de l'autre côté du Rhin, on résiste, difficilement, mais victorieusement, puisque l'assemblée décide du versement du dividende avec une courte majorité de 52,05 %, et décide également de distribuer la totalité du résultat net. Or, une telle mesure est tout à fait inhabituelle. Sauf cas exceptionnel, les dividendes versés représentent de 25 % à 50 % du résultat net, et il est d'usage, quand les choses vont mal comme chez EADS, d'y renoncer. En prenant ce tout qui ne représente pas grand'chose, mais quand même le maximum de ce à quoi ils ont droit, les actionnaires montrent à la fois combien ils rejettent ce mode de fonctionnement propre à EADS, et démontrent à quel point, encore plus qu'ailleurs, dans cette entreprise si particulière, ils ne pèsent pas lourd et ne décident de rien.