Le rodage de sa nouvelle monture fournissant le prétexte, et Nancy, située à la distance adéquate, la destination, ce carnet sort tout juste de quelques jours de sommeil. Dans un hôtel vide et neutre comme dans un film de Wim Wenders, avec une connexion WiFi payante qui, vu les tarifs pratiqués, doit fournir à l'opérateur des marges supérieures à 95 %, on se rend vite compte que, sans Web, on survit plutôt bien. Mais ça en valait la peine, la bécane procurant largement ce qu'on attendait d'elle, et Nancy, avec sa topographie originale, offrant l'occasion de quelques notes d'ethnographie urbaine accompagnées de profondes considérations architecturales.

L'histoire complexe d'une ville qui fut d'abord siège d'un pouvoir ducal, puis cour d'un roi de Pologne en exil avant, après la défaite de 1870, de se retrouver à la fois au coeur de la révolution industrielle et à proximité de la frontière avec l'Allemagne explique pourquoi, à Nancy, se côtoyent dans le plus grand contraste tant de strates non pas superposées, mais adjacentes. Côté nord, autour du palais des Duc de Lorraine, une vieille ville en ruelles tortueuses, côté sud une ville neuve strictement orthogonale, et entre les deux la place Stanislas qui fait soudure. A l'ouest de cet axe, passé le belvédère qui surmonte le bel immeuble de l'Est Républicain, on bute sur de gigantesques emprises ferroviaires, espace aussi vaste et contraignant que les voies de la gare d'Austerlitz, et qui sombre dans la plus totale anomie, entre gare routière, immense parking, tours imbéciles, postes d'aiguillage, bâtiments désaffectés comme l'immeuble du tri postal de Claude Prouvé et, plantée là à côté de la caserne des pompiers, une synagogue du XIXème. On change totalement de monde en quelques pas, de l'ordre bourgeois si rassurant du XIXème à la fureur technocratique des années 70. Au-delà de cet espace inhabitable, on trouve encore une autre ville, celle des XIXème et XXème siècles, avec l'essentiel d'un patrimoine Art Nouveau géographiquement très dispersé mais, aussi, plus modestement, quantité d'anonymes immeubles Art Déco édifiés autour de 1930.
Cumulant train, bus, et parking, le noeud de communications de la gare permet d'assister, le samedi, à un phénomène social spectaculaire : on a l'impression que tout le département, toute la région peut-être, débarque en direction de la profusion de commerces, de vêtements pour l'essentiel, que l'on trouve sur l'axe est-ouest, rue Saint Jean, rue Saint Georges, voies réservées à la circulation du tramway, et des piétons. Les badauds qui, par milliers, en rangs serrés, se retrouvent au centre ville donnent à penser que celui-ci joue ici un rôle ailleurs rempli par ces centres commerciaux périphériques, uniquement accessibles en voiture.

Naturellement, ce qui retient l'attention de l'amateur de modernité, ce n'est pas le piège à touristes de la place Stanislas et sa sévérité militaire, expression du pouvoir absolu tel qu'il se concevait encore au XVIIIème siècle mais, dans un genre diamétralement opposé, la remarquable richesse de la ville en matière d'Art Nouveau. Au tout début du XXème siècle, une bourgeoisie composée de médecins et d'ingénieurs, de professionals en somme, cumulant capital financier, social et intellectuel, a trouvé là un moyen de marquer sa distinction face à une bourgeoisie d'affaires plus conservatrice, et fourni leur clientèle aux Majorelle, Gallée et Daum. Le parc de Saurupt, l'Auteuil local en quelque sorte, à côté de vastes hôtels particuliers classiques, offre quelques monuments de l'Art Nouveau parmi lesquels, plutôt que le spectaculaire un peu vain de Lucien Weissenburger, on retiendra le travail moderne et original, moins porté sur la décoration que sur l'agencement de formes complexes en pierre, d'Emile André.
Henri Sauvage, bien connu des promeneurs parisiens, signe paradoxalement la plus exceptionnelle villa de la période, celle que Louis Majorelle fit édifier en 1901 pour son propre compte, à la fois démonstration, prototype et manifeste du mouvement. Elle est aussi exemplaire pas son destin, pusqu'elle abrita longtemps la DDE locale qui ne se priva pas de l'adapter à ses besoins, qu'elle sert aujourd'hui encore de bureaux au service départemental de l'architecture, qu'elle n'est pas encore restaurée, privée de l'essentiel de son mobilier et classée depuis à peine dix ans. La très jolie maison du docteur Spillmann de Lucien Weissenburger, toujours occupée par les services techniques municipaux, avec les dégradations usuelles, montre elle aussi le triste sort qui attend une architecture incomprise et passée de mode, réduite à sa fonction utilitaire, attendant, comme à Pessac les quartiers modernes Frugès, que quelques amateurs activistes, et quelques décideurs éclairés, viennent la réveiller.