Le choix de France 2, tracer les portraits croisés de Bernard Kouchner et Rachida Dati à l'occasion de l'exercice obligé de présentation des membres du nouveau gouvernement, était sans doute plus dicté par des contraintes de temps d'antenne que par une véritable logique interne, laquelle se révèle pourtant absolument pertinente. Encore membre du Parti Socialiste, le ministre des Affaires étrangères qui, à seulement 67 ans, sera le plus âgé d'un gouvernement singulièrement jeune, ne partage a priori rien avec la ministre de la Justice, sa cadette de vingt-six ans. Né à Avignon au tout début de la Seconde Guerre Mondiale, fils de médecin, militant à l'Union des Étudiants Communistes, il aurait pu, après mai 68, le Biafra et Médecins Sans Frontières, après une jeunesse agitée en somme, poursuivre calmement sa carrière de gastro-entérologue à l'hôpital Cochin. On le sait, ça n'était pas son genre, et il mettra fin à son activité hospitalière pour occuper à partir de 1988 diverses fonctions dans divers gouvernements socialistes, à l'action humanitaire ou à la santé. Aujourd'hui, il occuperait pour la première fois une position ministérielle en dehors de son domaine de compétence s'il ne disposait pas de cette expérience internationale, ancienne, considérable et spécifique, s'il n'avait pas été haut représentant au Kosovo, menant en quelque sorte sa carrière à l'envers, l'ONU d'abord, le quai d'Orsay ensuite.
Autrement moins spectaculaire, la biographie de Rachida Dati se montre plus proche de celle d'un Gehrard Schröder, lui aussi issu d'un milieu très modeste, et qui, comme elle, finança par un travail peu qualifié ses études de droit ; ensuite, leurs parcours divergent puisque son diplôme de l'ISA a ouvert à Rachida Dati les portes des grandes entreprises, avant qu'elle ne décide, tardivement, d'entrer à l'ESM et d'entamer en 1997 une carrière de magistrate, interrompue dès 2002 avec des missions diverses dans des cabinets ministériels qui lui permettent, comme tant d'autres, de goûter aux joies de la mise en disponibilité. Si elle doit une partie de sa trajectoire à la protection de ses parrains, celle-ci, pour l'essentiel, comme avec Bernard Kouchner, n'est que le fruit de son oeuvre, et n'est en rien redevable aux appareils des partis auxquels ils sont, l'un comme l'autre, extérieurs.

On a beaucoup commenté, pour les déconsidérer, cette fameuse photo qui montrait Alain Madelin, Patrick Devedjian et Claude Goasguen, alors militants du groupe d'extrême-droite Occident, haranguant leurs maigres troupes du haut d'une camionnette. Ainsi, on manque la vraie signification politique et sociale de cette image : pour devenir, vingt ou trente ans plus tard, ministre d'un gouvernement de droite, il n'est pas superflu d'avoir fait ses classes très tôt, même au sein d'un groupe extrémiste à l'audience confidentielle. Au PS, avec la filière UNEF d'où sort un Bruno Julliard, diplômé en droit public, fils de la maire socialiste du Puy-en-Velay et d'un enseignant communiste, parfaitement à même, en somme, de défendre les intérêts de sa catégorie sociale, on ne procède, en prenant ses futurs apparatchiks dès la sortie de l'école, pas autrement.
Un Bernard Kouchner, à l'inverse, touche les dividendes d'un activisme extérieur à la carrière militante, et de lui seul, recyclant son capital social en position politique, situation normale et autrement plus saine que de masquer du voile du désintéressement et de l'amour de la chose publique l'héritage des positions sociales de papa. Et si sa qualité de femme d'origine modeste sert aujourd'hui Rachida Dati, les mêmes propriétés l'ayant handicapée vingt ou trente ans plus tôt, elles jouent plutôt comme accélérateur que comme élément moteur, et lui permettent, comme avec Kouchner, de sauter au-dessus des contraintes des appareils, étant entendu que, pour l'une comme pour l'autre, personne ne peut prétendre que le poste qui leur échoit soit étranger à leurs compétences.

C'est une étonnante caractéristique de ce gouvernement que d'avoir su, alors même qu'il devait faire face à une quantité inégalée de contraintes, trouver une indéniable cohérence entre les fonctions et les individus. Pour cela, il a fallu décevoir bien des attentes, et former un gouvernement qui compte, si l'on s'en tient strictement aux postes de ministres, autant d'HEC que d'énarques, même si c'est parfois les mêmes, et seulement deux énarques, ce qui, malgré l'habituelle profusion de juristes et d'IEP, tranche donc vigoureusement avec les habitudes, comme avec ce dernier gouvernement de Lionel Jospin qui battait un record dans le recours aux hauts fonctionnaires.
Alors, ce gouvernement a beau n'être aux affaires que pour trois semaines, les strapontins des secrétaires d'État et autre haut commissaire, Eric Besson, Jean-Pierre Jouyet, Martin Hirsch, recrutés dans les marges du clan d'en face, ont beau tenir du siège éjectable, on est, objectivement, contraint de reconnaître que tout cela est très bien joué, et de voir, dans les pitoyables sarcasmes et les maigres excommunications qui constituent le seul argumentaire du Parti Socialiste, un hommage de l'amateur au maître.