Un lundi de Pentecôte ferié travaillé, le besoin urgent d'un petit bidule informatique qui, renseignement pris, se trouvera au plus près et au plus vite chez un célèbre détaillant du boulevard de l'Hôpital, et voilà que l'on se trouve embarqué dans une expédition qui vous conduit rive gauche, une contrée depuis longtemps désertée, et offre l'occasion tardive de découvrir, bien après que le crime y ait eu lieu, ces sinistres aménagements d'un boulevard Saint Marcel dont la réputation semble autrement plus effroyable que celle de son compagnon d'infortune, le tant détesté boulevard de Magenta. Pourtant, ce qu'on voit en empruntant le court tronçon qui mène de l'angle de la rue Jeanne d'Arc au boulevard de l'Hôpital ne paraît pas extrêmement redoutable, mais semble tellement significatif que l'impression qu'on en retire mérite bien un petit billet.

Ce qui frappe avant tout, c'est la polychromie : passages piétons ceinturés de rouge, espace de circulation cycliste marqué d'un logo encadré de vert, panneaux indiquant les sens de circulation portant, côté gauche en direction de l'est, une flèche sur fond bleu, et côté droit, le signe inverse, le sens interdit sur son fond rouge. C'est cela qui surprend ensuite, et qui implique un léger moment d'incertitude, et une courte période d'étude : le boulevard Saint Marcel est doublement en double sens. Cette singularité se manifeste fortement dans la répartition de l'espace, où circulent côté droit cyclistes et autobus, côté gauche les véhicules motorisés, les flux étant physiquement séparés par un très large terre-plein central. On remarque, privilège de la circulation à moto qui ne cache rien du sol, un élément de prime abord très surprenant : un texte est inscrit entre les bandes blanches des passages protégés. Un peu d'attention permet de déchiffrer facilement un message destiné aux piétons, qui leur enjoint de prêter attention au fait que la circulation s'effectue dans les deux sens.

Ce n'est par hasard que l'on trouve dans tout cela un petit côté Disneyland, et qu'on en retire une identique sensation d'étrangeté, celle de se trouver dans un espace de prime abord familier, puisqu'il est banal, urbain, accessible, quotidien, mais en réalité incompréhensible, tant son esthétique est étrange et son fonctionnement déroutant. Dans un cas comme dans l'autre, on se trouve devant quelle que chose qui n'arrive jamais : alors que l'espace urbain normal montre, par son désordre, qu'il est le produit d'une histoire contradictoire, cet espace-là correspond entièrement et exclusivement aux plans de ses concepteurs, et relie directement l'abstraction et le macadam.
Le boulevard Saint Marcel fonctionne comme un prototype, donc comme un modèle regroupant toutes les propriétés que l'actuelle municipalité parisienne souhaite voir incarner par la voirie qu'elle conçoit. A ce titre, par le contraste qu'il offre avec les aménagements traditionnels, par l'autonomie totale dont ont bénéficié ses créateurs, il donne une vision parfaitement claire des choix idéologiques de cette municipalité.

Car le boulevard Saint Marcel inscrit dans l'espace des modes d'organisation sociale qui, pour employer des termes à la fois appropriés, et mal compris parce qu'ordinairement chargés d'un contenu émotionnel qui n'a rien à faire ici, relève à l'égard d'une catégorie d'usagers de la ségrégation et de la stigmatisation, avec un côté qui, ici, n'est plus noble, mais vertueux, réservé aux passagers des autobus et aux cyclistes, et le côté impur, la voie bien plus étroite concédée aux individus utilisant leur véhicule à moteur, et dont on sent bien qu'on espère, un jour, pouvoir la supprimer. Il n'est pas si paradoxal de voir dans ce boulevard l'incarnation d'un mode de pensée propre aux années 70, et visible dans une zone comme La Défense, cet urbanisme de la dalle qui séparait, cette fois-ci dans le plan vertical, piétons et véhicules, créant un labyrinthe de circulations souterraines et aériennes totalement indéchiffrable au non-initié. Il s'agissait, dans les deux cas, de forcer l'usager en contraignant l'espace ; et, ici comme là-bas, cette voie à peine ouverte se révèlera sans issue.