Si les émissions de télévision étaient automatiquement dotées d'une date de péremption, voilà longtemps que l'on serait débarassés des journaux télévisés, et, par la même occasion, de ces présentateurs tellement inamovibles que le terme d'anchor, qui désigne leur fonction aux Etats-Unis, devrait se traduire par indéracinable. Daniel Schneidermann peut donc d'autant plus facilement réfuter cet argument, invoqué par sa direction pour ne pas lancer la treizième saison d'Arrêts sur Images, que l'émission n'ayant d'autre aliment que la télévision elle-même, l'érosion qui la frapperait, le manque de renouvellement dont elle souffrirait ne pourraient être que le miroir d'une situation existant à l'identique à la télévision en général, situation à laquelle les directions des chaînes peuvent difficilement prétendre être étrangères. Plus que l'obsession lassante d'une intervention du champ politique contre un magazine qui ne s'en occupait guère, la détestation qui entourait aussi bien le principe d'une émission critiquant une profession dont les membres, au même titre que les autres donneurs de leçons, juges ou professeurs, ne se conçoivent qu'irréprochables, que la personnalité d'un journaliste qui avait déjà montré à quel point il savait se faire de solides ennemis, suffisent à expliquer sa disparition.

Faut-il la regretter ? Arrêt sur images était-elle indispensable ? Suffisait-il qu'elle fasse un travail qu'aucune autre ne fait pour qu'elle soit irremplaçable ? Ce travail, il a par exemple consisté à faire revoir, ou plutôt relire, sur les lieux-même, par une catégorie particulière d'acteurs, les sujets d'actualité où ils apparaissaient. Ces acteurs, gens de condition sociale modeste et de faible capital culturel ont, selon les normes du journaliste, une expression à la fois maladroite, donc inadaptée au discours télévisé, et incompréhensible pour ceux qui, comme les journalistes, ne partagent pas leur culture. Alors, puisqu'il faut traduire, on trahira d'autant plus sereinement que, d'une part, on n'a que faire de leurs protestations et que, de l'autre, on se considère, au même titre qu'une assistante sociale, comme légitime dans sa mission d'établir un lien entre leur monde et le nôtre. En les faisant juges de ce que la télévison dit d'eux, en leur permettant de compléter les passages tronqués, de redresser les faits tordus et de critiquer le travail du journaliste, donc de nier son utilité tout en le présentant tel qu'il est, la projection de préjugés enrobée dans un discours compassionnel, Arrêt sur Images rompait l'enchantement, et brisait un tabou ; est-ce un hasard si, au moins lors de la dernière saison, ce dispositif ne semble pas avoir été utilisé ?

Mais Arrêt sur Images n'aura pas souvent dépassé le stade de l'anecdote. Ce n'est pas là que l'on a vu, en l'espèce lorsqu'il s'est agi d'empêcher des opposants à la politique assimilationiste que la Chine mène au Tibet d'approcher d'un coin de campagne où un représentant du pouvoir chinois était en visite, la technique qu'emploient les forces de l'ordre quand l'État a décidé qu'il n'y aurait pas d'images d'un événement, et qu'il faut mettre les rares récalcitrants, ceux qui ne sont pas dans l'autobus mis à leur disposition ou dans l'avion du COTAM comme les journalistes normaux, au pas : une petite interpellation, quelques heures, parfois juste quelques minutes au commissariat, on ressort trop tard pour le journal, l'information, périmée, n'a plus de valeur, et il ne reste plus qu'à renter chez soi. C'était au Vrai Journal du faux journaliste Karl Zero, auquel Daniel Schneidermann, qui a la carte, lui, contestait justement cette qualité.
Inutile alors d'en attendre des mises en cause plus fondamentales, par exemple sur la manière dont, depuis une dizaine d'années, les journaux télévisés ont promu le discours d'activistes comme Act Up, Greenpeace, ou plus récemment les faucheurs de maïs, menant des actions illégales, donc clandestines, devant des équipes d'actualité dont on n'a jamais su par quel miracle elles se trouvaient précisément au bon endroit au bon moment. Il y aurait pourtant à dire sur ce qui, légalement, relève de la complicité, sur la manière dont s'effectue cette transaction tacite, échangeant une action mise en scène avec ce qu'il faut d'intensité pour impressionner le téléspectateur, et ce qu'il faut d'originalité pour ne pas le lasser, contre une retransmission exempte de toute critique, sur, en somme, la manière dont toute marchandise est bonne à diffuser pourvu qu'elle soit spectacle. Là est la limite d'une émission qui, critique journalistique du journalisme, ne peut que faire du journalisme.