Puisqu'on se trouve invité à le faire par une star de la blogosphère, laquelle a par ailleurs une curieuse façon de prétexter la faute du voisin pour s'exonérer de la sienne, sortons donc de ce coma momentané pour, à partir des données tout juste publiées de l'accidentologie de 2006, s'interroger sur la manière dont la Sécurité Routière produit ses chiffres, et sur le statut que ceux-ci acquièrent du simple fait qu'ils revendiquent, en la matière, le monopole de la vérité. Et puisque ce blog n'accepte que les contributions courtes, on se contentera pour l'instant d'étudier une seule de ces statistiques, des plus simples en apparence, puisqu'elle concerne le respect par les motards de l'obligation de porter un casque, et se trouve résumée sur unique page, que voici. On y apprend, et ce sera la seule matière étudiée dans ce billet, que l'an passé, sur les autoroutes de liaison, celles où la vitesse est limitée à 130 km/h, le taux de port du casque par les motocyclistes tel qu'il fut constaté par les agents préposés à cet effet était de 88 %.

Intéressons-nous d'abord à la méthodologie : les observations sont "issues d’enquêtes visuelles réalisées par les mêmes enquêteurs, dans les mêmes conditions de circulation que les mesures de vitesse et de taux de port de la ceinture", soit par les employés d'un institut de sondage, ceux-là même qui mesurent les vitesses selon une méthodologie dont on a pu prouver par ailleurs qu'elle était entâchée de suffisamment de biais irréductibles pour, y compris pour les automobilistes, produire des résultats strictement invalides. Imaginons-les, ces employés, en haut d'un pont, attendant longuement le rare motard de passage et essayant d'établir, en quelques secondes, si le crâne de celui-ci est bien recouvert de l'appendice réglementaire. Et concluons : procéder à une telle observation atteint un niveau d'absurdité que l'on croyait disparu depuis l'effondrement des Républiques populaires.
Car, sauf chez ces adolescents qui éprouvent un plaisir sans mélange à rouler tête nue, à trois sur un cyclomoteur, dont le comportement relève des pathologies infantiles et pas de la sécurité routière, et qui d'ailleurs ne sont fort heureusement pas inclus dans ces chiffres, le taux de port du casque par les motards, sur les autoroutes a fortiori, n'est pas de 88 % : il est, obligatoirement, et ne peut nécessairement être que, de 100 %. Supposer le contraire implique d'ignorer qu'un casque sert avant tout à se protéger des aléas quotidiens, vent, pluie, bestioles diverses et parfois d'une taille conséquente, toutes choses qui font vraiment très mal dans les yeux à 130 km/h. C'est avouer que les spécialistes de la Sécurité Routière professent une telle ignorance à l'égard des deux-roues motorisés qu'ils imaginent que l'on porte un casque par simple obligation légale, et dévoiler un énorme biais ethnocentriste. Pourtant, affirmer que 12 % des motards roulent sur autoroute sans casque équivaut exactement à prétendre que, dans les mêmes conditions, 12 % des automobilistes roulent sans pare-brise.

Ce taux fictif, par ailleurs, baisse brutalement, d'une année sur l'autre, de 99 % à 88 % : une si forte variation peut fort bien n'être que le résultat d'une erreur de transcription, 88 au lieu de 98, ce qui ne fait que renforcer la démonstration. Car pas une seconde le rédacteur du commentaire n'a l'idée de s'inquiéter de cette absurdité, lui qui se contente de constater : "on observe en 2006 une très forte dégradation des résultats par rapport à l’année précédente sur les autoroutes de liaison et les routes départementales, où les taux de port descendent sous les 90 %." Quelques années plus tôt, un commentateur, le même peut-être, dans un document plus général consacré à la moto, notait un taux de port du casque, pour les motards victimes d'accidents, chiffre vraisemblablement issu des procès-verbaux de police, de 99,2 %, et s'en inquiétait : "il est", écrivait-il gravement, "anormal que les taux de port du casque soient plus élevés parmi les victimes que chez les usagers circulant". Puisque les constatations, qui ont pourtant valeur légale, des opérateurs de terrain diffèrent des chiffres officiels, c'est le terrain qui a tort.
Que l'on s'obstine à mesurer des variables sans signification, que l'on produise des données absurdes avec des méthodologies vides de contenu scientifique n'a aucune importance : c'est qu'il faut, à tout prix, avoir des chiffres, puisque seul le chiffre peut soutenir et justifier une analyse qui se prétendra pertinente, donc efficace. A cet effet, on sait pouvoir compter sur la capacité de l'appareil d'État à imposer comme seul vrai ce qu'il produit, puisqu'il en a le monopole. A la différence d'une démarche scientifique, où la validité des données provient à la fois de la façon dont elles ont été produites et du fait qu'elles aient été soumises avec succès à la critique, ce château de sable ne tient que parce que personne, dans le champ du pouvoir, ne songe à en éprouver la solidité, et que chacun adhère sans même en avoir conscience à une unique règle de conduite : surtout, ne rien remettre en cause, et croire, aveuglément.
Produire et diffuser de la fausse monnaie est beaucoup plus facile, quand elle sort des presses de l'État.