Dans nos contrées, lorsque l'on bat un record européen, on est peu habitué à une telle discrétion. Le premier convoi de ferroutage, avec sa capacité de quarante remorques, reliant le Luxembourg à la frontière espagnole, a pourtant, lundi dernier, dans une relative indifférence, marqué l'entrée en service de la plus longue ligne du genre en Europe. Le Champagne, il est vrai, avait été bu bien plus tôt, puisque l'inauguration officielle de la ligne, avec ministres, discours, et toute petite promenade en train, s'était déroulée en mars dernier. Depuis, quelque soucis techniques ont retardé de juillet à septembre le premier voyage de la seule rame de vingt wagons actuellement disponible, laquelle sera accompagnée d'une seconde en octobre, permettant alors d'assurer dans chaque sens une liaison quotidienne. Même si chaque train emporte quarante remorques, même si, selon le Ministre des Transports d'alors, l'avenir s'annonce aussi radieux que d'habitude, cela semble bien peu. Il serait donc intéressant de regarder d'un peu plus près à quel demande cette offre répond, et comment elle fonctionne.

On pourra, avec deux rames en service sept jours sur sept, transporter 30 000 remorques par an avec un objectif précis : capter une partie du trafic de transit autoroutier qui va de l'Espagne à l'Europe du Nord, avec l'inconvénient de cette malencontreuse norme d'écartement distincte entre voies ferrées françaises et ibériques, qui oblige à décharger du mauvais côté des Pyrénées et à traverser Le Perthus au moteur. Or il se trouve que, par la diligence du très utile service statistique du Ministère des Transports, une étude récente sur la question est disponible. Consacrée au transport de marchandises traversant les Alpes et les Pyrénées, elle montre l'importance cruciale de la plus importantes des traversées employées, Le Perthus, dont le trafic, qui ne cesse de croître, s'établissait en 2004 à 3,2 millions de poids-lourds, dont environ la moitié en transit, c'est à dire à destination d'autres pays européens, donc précisément la clientèle du ferroutage.
En somme, le marché est vaste, et l'offre, avec quelques rames de plus, pas si dérisoire que l'on pourrait le croire. Mais son caractère expérimental dépasse le simple domaine technique pour rejoindre celui, bien plus périlleux, de l'institution. Cette ligne est en effet exploitée par une société ad hoc, , société de droit luxembourgeois ce qui, pour une fois, ne se justifie pas seulement par des raisons financières, dont la structure du capital, que seul L'Express précise, se montre forte significative. L'essentiel du capital, soit 42,6 %, est propriété de la CDC, bras armé du capitalisme d'État ; on trouve ensuite Vinci Concessions, avec 19,9 % des parts puis, à égalité pour le reliquat, les chemins de fer luxembourgeois et français et Modalohr, le fabricant des wagons. Tout cela ressemble donc fort à un ballon d'essai : avec la situation tragique du fret à la SNCF, dont on peut suivre la descente aux enfers sur un graphique publié par le Ministère, le recours au privé, pour assurer un trafic fiable et permanent, s'impose. Encore ce privé sera-t-il étroitement encadré de participations publiques, tout en étant prié d'assurer dès que possible sa rentabilité, privé qu'il sera aussi de subventions. En somme, l'État met un peu au pot, pour voir, et l'exploitant devra se débrouiller tout seul.

Le ferroutage, dans de telles conditions, en transportant de nuit les remorques en transit et elles seules, c'est pourtant une bonne idée. Les investissements restent minimes, on utilise une infrastructure sous-employée la nuit, on va plus vite et avec moins de nuisances que par l'autoroute. On devrait pouvoir multiplier les lignes, avec Le Perthus - Vintimille, ou Le Perthus - Düsseldorf, puisque c'est là que se trouvent les plus gros trafics en transit. Seulement voilà : en 2005, toutes routes confondues, ce transit ne représentait que 17 % du tonnage pris en charge par le transport routier. Pour l'essentiel, le transport reste à l'intérieur des frontières, s'effectue sur des distances relativement faibles qui excluent le recours au ferroutage, et est assuré par des sociétés de petite taille, riches seulement de quelques camions, qui ne disposent donc pas de l'infrastructure nécessaire pour livrer une remorque à un bout de la ligne et la faire emporter de l'autre côté. Le marché du ferroutage, en conséquence, restera relativement étroit, sa dimension exacte pour l'instant inconnue, et le recours habituel à la route pour transporter des marchandises n'est pas une volonté délibérée d'attenter à la tranquilité des riverains comme à la survie de la planète : c'est simplement la seule solution possible.
Ce n'est donc pas demain que l'on cessera de doubler un 38 tonnes tous les 500 mètres sur l'A6 entre Aix et Beaune ; et dire qu'on tenait là une exceptionnelle occasion de réconcilier le motard et l'écolo.