Á force de passer ses journées le nez enfoui dans des choses obscures, on rate des occasions de se distraire. La semaine dernière, Jules en proposait pourtant une bonne, en déterrant, lors de l'inauguration de la nouvelle formule d'Arrêt sur Images, un ancien billet d'une nouvelle chroniqueuse de l'émission. Vite pensée et rapidement écrite, cette diatribe défendant la Profession contre les envahisseurs du Net fournit, par sa concision, donc son caractère sommaire, une matière à analyse bien plus parlante que des textes plus construits, lesquels obligent à de longues opérations de désassemblage avant d'être en mesure d'en saisir le véritable sens.

Comme souvent, cette défense se fonde sur une succession d'opérations symboliques qui permettent à la chroniqueuse de définir une réalité selon les termes qui lui conviennent et, donc, de n'en retenir que ce qui est utile à sa cause. Ici, Internet perd sa nature d'infrastructure technique, de réseau informatique à l'échelle mondiale, pourtant sa seule caractéristique propre, donc la seule façon scientifique de le définir, pour être réduit à sa dimension sociale. Elle découpe ensuite cet univers social protéiforme pour n'en garder qu'une composante extrêmement restreinte. Car d'une part, dans cette énorme catégorie de l'information qui, après tout, recouvre ici tout ce que TCP/IP véhicule, y compris les transactions bancaires, la chroniqueuse ne retient que de l'écrit, sous la forme que l'on retrouve dans les journaux et, d'autre part, elle ne s'intéresse qu'à l'étroite pratique du journalisme citoyen, qui concurrence la sphère journalistique en utilisant le matériau, les dépêches d'agence par exemple, sur laquelle celle-ci revendique un monopole.
Le réseau devient ainsi media et seulement media, et, de la sorte, avec ces opérations symboliques typiquement ethnocentriques, où l'on fait de sa propre norme la seule valide, il devient possible de définir un usage légitime de ce matériau, celui de la presse d'information et de sa population de journalistes à carte professionnelle, et, donc, un illégitime, celui de ces individus qui, de leur propre autorité et par la magie du flux RSS, publient un contenu visuellement indicernable de celui du Monde, et techniquement accessible de la même manière. Tout un détournement, où le sens du mot information glisse du descriptif au normatif, où la carte de presse, simple définition administrative, devient la sanction d'un mérite ce que, contrairement à un diplôme, elle n'est pas, détournement tellement banal qu'on n'en a même plus conscience, sous-tend cet argumentaire.

Mais l'opération symbolique la plus intéressante de ce billet est sans doute inconsciente. Car cette chronique, caractéristique de ces réflexions prétentieuses qui encombrent les organes de presse pour intellectuels et qu'en son temps un Luc Boltanski aurait classé parmi les avatars du bavardage bourgeois, cumulant poncifs et figures imposées telles ces allitérations, "media sans masse et sans médiateurs", vides de sens mais tellement valorisantes, envahit en fait le terrain des autres. Elle ne cite aucun fait et n'apporte aucune information, mais produit une analyse à prétention savante, du genre donc qui nécessite le plus souvent, pour posséder un minimum de pertinence, quelques années d'études supérieures spécialisées, et le diplôme qui les sanctionne.
Longtemps, le journalisme a disposé d'un monopole technique, à la fois sur la source de l'essentiel des informations qu'il traitait, les fils d'agence de presse, et sur la diffusion du contenu qu'il produisait, via la presse écrite ou audiovisuelle, le genre de monopole qui produit ces si confortables rentes de situation que l'on est au désespoir de perdre. La tentation, à laquelle certains bloggeurs cèdent, de reproduire le schéma d'un organe de presse traditionnel montre simplement à quel point celui-ci conserve un certain prestige. Pourtant, l'essentiel est ailleurs, dans la manière, par exemple, dont, sans relâche, un Eolas corrige, dans tous les sens du terme, les journalistes aussi téméraires qu'ignorants qui s'aventurent dans son domaine, poussant sans cesse le même rocher sans jamais craindre qu'il ne retombe sur son pourtant fragile crâne d'oeuf. L'universitaire ou le professionnel sont parfaitement dans leur rôle en apportant ainsi un commentaire informé, ce qu'ils ont toujours fait ; mais il peuvent désormais élargir son audience au delà du cercle des lecteurs de la Gazette du Palais, et on voit mal qui, et à quel titre, les en empêcherait. Rien ne peut remplacer un organe de presse qui remplit sa fonction, ce que cette grande presse qui n'a plus comme étalon la réalité mais la manière dont elle croit que ses lecteurs souhaitent qu'elle soit présentée fait de moins en moins : tant pis pour elle, et vive Les Echos.