Déjà, la fusion de Suez et Gaz de France fournissait quelques motifs d'inquiétude. Le projet de rapprochement entre Alstom et AREVA les confirme : avec le patronnage de Nicolas Sarkozy, la haute fonction publique semble bien décidée à redescendre du grenier l'un de ses jouets favoris, le Meccano™ industriel. Il s'agirait en l'espèce de marier le spécialiste de l'électricité nucléaire, dont les activités vont de l'extraction de l'uranium aux réseaux de distribution du courant, entreprise publique dont seulement 4 % du capital, par l'intermédiaire de bons de souscription sans droits de vote, sont sur le marché, au spécialiste français de l'électrotechnique, actif sur deux métiers, la génération d'électricité et le transport ferroviaire, lequel, depuis son redémarrage à l'été 2004 sous la direction de Patrick Kron, fait par ailleurs le bonheur de ses actionnaires.

L'activité d'Alstom couvre donc la totalité des techniques lourdes de production d'énergie, les turbines à gaz ou à vapeur, les chaudières au charbon ou au fioul, et de transformation de cette énergie en électricité, à la seule exception du nucléaire. Or, avec AREVA, Bercy a ce qu'il lui faut sous la main, et dans son portefeuille géré par l'APE, cette espèce d'OPCVM de l'État dont le site, ne serait-ce que par la petite icône qui le symbolise et que l'on ne retrouve pas avec les autres branches de ce qui est désormais le Minefe, vaut le détour. Rejouer le coup de la politique industrielle des années 80, découper un morceau ici, rajouter un bout là, ne pas oublier de donner un droit de regard à Bouygues auquel on ne saurait rien refuser et qui possède déjà une copieuse participation dans Alstom, tout cela pour créer un de ces modèles d'intégration verticale, en l'espèce des mines d'uranium à la ligne à haute tension, qui rappellent les si bons souvenirs des cours d'économie au lycée, voilà qui excite bien trop la fibre planificatrice du haut fonctionnaire pour que celui-ci se laisse arrêter par des détails sans importance.
Qui saurait, en effet, contester qu'il existe une complémentarité quasi-parfaite entre Alstom et AREVA ? Déjà, l'atomiste avait racheté une des composantes de l'électrotechnicien, sa division transport d'énergie, à l'époque où Alstom éprouvait un urgent besoin d'améliorer sa trésorerie et de réduire sa taille. Fusionner avec un groupe spécialiste de la production d'électricité comme de ce matériel roulant gros consommateur de l'énergie en question, à même d'épauler un État qui a pour AREVA de grandes ambitions et d'autant moins de capitaux pour les soutenir qu'il souhaite conserver toutes les parts qu'il détient dans l'entreprise, quoi de plus cohérent ? Magie du capitalisme, ce partenaire existe déjà ; désespoir et contrariété de l'économie libérale, il s'appelle Siemens.

Car si l'État est propriétaire, directement ou via le CEA, de presque tout Areva, Areva ne possède que 66 % de sa branche NP, ex-Framatome, fabricant de centrales nucléaires, noyau, et pépite, du groupe : le reste appartient à Siemens. Et, dans ce métier extrêmement concentré de l'électrotechnique, Siemens, et dans une bien moindre mesure General Electric dont l'activité ferroviaire se limite à la fabrication de locomotives diesel, se trouve être le seul concurrent d'Alstom présent sur chaque secteur de chacun de ses marchés, dans l'énergie comme le transport. Autant dire que, au moment même où un soleil radieux dissipe des brouillards tenaces et vient enfin éclairer l'avenir de l'électronucléaire, on attend avec impatience les arguments qui convaincront Siemens de céder, de bonne grâce, sa place à Alstom. Il semble qu'il n'en existe qu'un, et qu'il ait été avancé lors du récent sommet franco-allemand : l'Allemagne ayant officiellement renoncé à l'énergie nucléaire, Siemens devrait logiquement abandonner ses activités dans ce secteur. L'argument, qui fait comme si AREVA, entreprise française, n'avait de marché que français, alors que celui de Siemens serait essentiellement allemand, ferait sourire si ce nationalisme de clocher ne constituait la seule justification officielle à la fusion, les officieuses, cadeau à un ami très cher ou vanité de l'appareil d'État, étant difficiles à présenter en place publique.

Sans doute pour couper à l'avance le sifflet des mauvaises langues, l'APE a commandé une étude à deux organismes dont la légitimité en matière de capitalisme ne saurait souffrir du moindre soupçon, le consultant américain McKinsey et la banque britannique HSBC. Mais, si l'on en croit l'édition de vendredi des Echos, leurs conclusions seraient si décourageantes que l'agence nierait en avoir eu connaissance. Chargé du versant technique, McKinsey relève l'absence d'intérêt de la fusion : si les métiers d'AREVA et Alstom sont complémentaires, ils peuvent donc parfaitement, pour le plus grand bien de leurs clients qui aiment autant avoir le choix et faire jouer la concurrence, être exercés indépendamment l'un de l'autre. Sur le plan financier, HSBC doute des bénéfices à attendre d'une fusion difficile à mettre en oeuvre, et propose au préalable d'élargir le flottant d'AREVA, soit, très précisément, ce que le marché attend, et ce que l'État a refusé de faire voici quelques mois.
Le réel est têtu, et le marché efficace : si l'État n'avait d'autre objectif que le développement d'AREVA, il mettrait en bourse une partie d'un capital aujourd'hui recherché, et conforterait la place de Siemens en lui en proposant un petit bout ; économiquement, diplomatiquement, et plus encore symboliquement, puisqu'il montrerait ainsi que ses vieux démons dirigistes l'ont abandonné, cette opération-là serait positive. Le feuilleton commence à peine, il s'annonce aussi palpitant que la fusion Arcelor - Mittal, et son dénouement, si, contre vents et marées, l'Élysée s'obstine dans ce mariage de déraison, dira tout ce que l'on aura besoin de savoir mais que, malheureusement, l'on sait peut-être déjà, sur la manière dont le nouveau président comprend le fonctionnement d'une économie libérale, et accepte son inévitable conséquence, le renoncement aux pulsions organisationnelles et aux stratégies dirigistes. D'ici là, il y aura largement de quoi nourrir les sarcasmes de la presse économique, et, dommage collatéral, du blogueur.