Les quelques modifications qu'il vient d'apporter au projet de loi relatif à l'immigration auront sans doute suffit à rappeler aux étourdis que le Sénat existe et n'a pas comme seule fonction de fournir une terre d'asile aux pré-retraités de la chose publique. C'est que le sénateur, cette forme placide et pacifique d'homme politique, qui jouit de la double sécurité d'un mandat long et d'une élection par des pairs, n'a aucun besoin de s'agiter devant les caméras du mercredi ou ses électeurs le dimanche ; il a donc le temps de réfléchir, et de lire ces rapports qui abandonnent bien souvent les complexes questions de cuisine législative pour constituer de remarquables documents de vulgarisation, d'autant plus précieux qu'ils sont gratuits.
On laissera à d'autres le soin de commenter le tout dernier thème abordé par l'institution, pour s'intéresser à un document à peine plus ancien mais qui traite d'un sujet négligé par les politiques bien que central pour les sociologues, les inégalités sociales dans l'accès aux grandes écoles. Inutile d'aller jusqu'à la page 78 du rapport pour comprendre que sa raison d'être ne tient pas tant à cette inégalité dont l'État s'est fort bien accommodé durant des décennies que, précisément, au fait que, à la suite du Sciences Po de Richard Descoings, de plus en plus de grandes écoles ouvrent, chacune à leur façon, des voies d'accès parallèles à leurs formations, afin justement de réduire ces inégalités, et d'ouvrir leurs portes à des lycéens pour qui, comme le montre bien le rapport, jusqu'à présent, malgré leurs résultats scolaires, et pour des raisons sociales, elles restaient closes. On sent bien, dans le long développement qui est consacré à ces initiatives, comme dans les propositions qui concluent le rapport, la tentation irrépressible du législateur de réguler un peu tout ça.

Le rapport donne par ailleurs quelques informations sur les systèmes étrangers, et la manière chaque fois particulière dont ils traitent la question des inégalités d'accès aux études supérieures, tout en regrettant que, sans doute occupés à la plage, les services culturels des ambassades d'Italie et d'Espagne n'aient pas répondu aux demandes du Sénat ; du coup, le rapporteur confesse qu'il "apprécie peu la désinvolture ainsi manifestée à l'égard de la représentation nationale". Mine de rien, le Sénat, c'est violent. On lit là d'intéressants développements sur la politique américaine "d'affirmative action", comme sur la réforme du financement des études universitaires britanniques, l'une comme l'autre bien éloignées de ces diabolisations commodes qui n'ont d'autre but que de conforter le système universitaire local et de justifier son coût invisible et sa sélection cachée.

Mais au bout du compte l'intérêt fondamental, tant dans ses analyses que dans ses propositions, de ce rapport tient dans la description d'un mécanisme que le rapporteur qualifie souvent "d'autocensure" et parfois, dans la lignée des Bourdieu et Passeron qui, plus de quarante ans après Les héritiers, ont l'insigne honneur de compter désormais au nombre des sources d'inspiration de la haute assemblée, d'autosélection. Ce mécanisme par lequel, alors même que l'institution scolaire, en attribuant une mention à leur baccalauréat, leur a délivré un passeport vers les classes préparatoires, les lycéens d'un niveau social modeste limitent leurs ambitions à des formations qu'ils jugent à leur portée, comme les IUT, parce qu'elles sont conformes aux attentes propres à leur milieu, se trouve longuement décrit dans le document, et illustré par un graphique spectaculaire en page 52.
La crainte justifiée de se retrouver au milieu d'étudiants qui n'appartiennent pas au même monde et savent parfaitement vous faire comprendre que vous n'appartiendrez jamais au leur, le risque auparavant significatif de ne pas pouvoir, en cas d'échec, recycler à l'université les enseignements suivis en classes préparatoires, la simple inégalité géographique d'accès à ces classes concentrées dans les zones denses et riches, le rôle des conseillers d'orientation qui déterminent l'avenir des lycéens en fonction de leur appartenance sociale, la difficulté même d'accéder à une information pertinente, dont l'importance stratégique fait qu'elle ne circule qu'entre des initiés qui la gardent pour eux, lesquels initiés se recrutent largement dans les rangs des enseignants eux-mêmes, sont autant de barrières que le rapport détaille de manière scrupuleuse. Loin des vieux mythes de l'école républicaine, le Sénat s'intéresse ainsi à la face cachée de la sélection par le mérite, celle qui attirait jusqu'à présent l'attention des sociologues, et beaucoup moins celle du législateur.

Tout un pan de la sociologie s'intéresse à la manière dont, par leur diffusion de plus en plus large, les travaux sociologiques peuvent avoir une influence sur cette société qui constitue leur sujet d'étude ; on avait même, dans les années 70, inventé l' sociologique, qui cherchait à recycler les études produites au profit de ces mouvements sociaux qu'ont étudiait. Alors, avec ce Sénat sociologue, voilà que s'ouvre brutalement un champ de théorisation et d'expérimentation aussi nouveau qu'inattendu.