Au départ, il n'y a presque rien : un jeune maître de conférences en sociologie à peine nommé à l'université de Lille abandonne son poste à la fin de sa première année d'enseignement pour retrouver sa situation précédente, au lycée, dans la section SES. Il s'en explique dans un assez long document qui connaît d'abord une diffusion confidentielle, avant que Baptiste Coulmont ne le recueille sur son bloc. Parmi ses premiers commentateurs, on retrouve les signatures de la blogosphère universitaire, sociologue, économiste, biologiste. Manque encore l'historien mais on sait que, depuis, il est passé à la concurrence. Ensuite, ça s'emballe : d'une part, le texte est repris sur Liens Socio, un des principaux points d'entrée de la discipline sur le web. D'autre part, les commentaires affluent et, dans une sorte de grand mouvement cathartique encore amplifié par la reprise de l'information dans Le Monde, on vient, de toutes les disciplines, de l'étudiant au retraité, vider, chacun son tour, son sac, transformant le blog de Baptiste en interminable bureau des pleurs.
Le seul à se taire est l'auteur de la lettre ; et rien ne dit qu'il soit ravi d'une célébrité sans doute provisoire mais qu'il n'a pas nécessairement recherchée. D'un autre côté, le sanglot du sociologue alter mais blanc relatant sa souffrance au travail dans le désert relationnel, la posture du naïf qu'on ne peut imaginer que fausse, et qui n'en dit pas plus, mais d'une manière autrement plus pénible, que feu le tant regretté blog de machiavel007, les contradictions dans lequel s'enferme le démissionnaire, sociologue mais idéaliste, dévoué aux étudiants à condition qu'ils ne nourrissent pas le projet diabolique de trouver un emploi dans le secteur privé, tout ça mérite largement de gaspiller quelques cartouches.

On aura du mal, dans ce missile qui, au fil des pages, se transforme en baudruche, et décrit des pratiques sans doute assez courantes, mais dont certaines modalités peuvent fort bien être propres à l'université concernée, tant il semble périlleux de tirer des conclusions globales d'une expérience qui se limite à une seule année d'enseignement dans un seul département de sociologie, à trouver quelque chose de vraiment neuf. L'auteur se désole de la froideur des relations humaines sur son lieu de travail, dénonce le mépris dans lequel ses collègues tiennent le personnel administratif et technique, personnel avec lequel, on l'imagine, il a l'habitude de passer des soirées d'une bouleversante convivialité, s'offusque d'avoir été si mal accueilli, et développe une virulante charge contre le localisme qui gouverne le recrutement des enseignants. Mais que dit-il, sinon, sur les rapports entre professeurs et étudiants ? Que les rôles d'enseignant et de chercheur sont mutuellement exclusifs, et que, avec cette caractéristique qui pousse tout individu, fût-il universitaire, à se préoccuper d'abord de son intérêt propre, l'enseignement est subordonné à la recherche, qui seule permet de construire sa carrière, et l'est d'autant plus que l'on dispose sur les étudiants, pour nombre de raisons que l'auteur du courrier n'analyse pas, d'une position de pouvoir que ceux-ci n'ont d'autre moyen de contester qu'en n'assistant pas au cours.
On voit mal comment un étudiant pourvu d'un peu de jugeote et de quelques années d'expérience, disons de niveau maîtrise, pourrait ne pas avoir pleinement pris conscience à la fois de ce rapport de forces, de sa permanence, et de la capacité des enseignants à l'entretenir à leur profit, par exemple lorsque les étudiants manifestent en croyant défendre leurs intérêts là où ils ne font que conforter les positions de leurs professeurs, comment, en somme, il aurait pu ne pas voir une vérité toute simple : students are cattle.

Alors, comment peut-on ignorer tout cela autrement qu'en ayant, inconsciemment, au long d'une scolarité par définition poussée jusqu'à la thèse, systématiquement refusé de voir tous les signaux qui risquait de rompre l'illusion dans laquelle se complaisait le démissionnaire ? On ne peut manquer de voir là la manifestation d'un habitus, dont personne ne s'étonnera qu'il soit celui d'un fils de professeurs de lycée, entrepreneur de morale qui préfèrerait la fuite à l'action, fuite qui prendra la dimension sacrificielle d'une démission d'autant plus démonstrative que le renoncement sera tout sauf symbolique.
On a donc affaire là à un texte qui se borne à décrire un processus de désenchantement. Si l'exercice est assez habituel pour un sociologue, il l'est beaucoup moins lorsque l'objet de l'étude est le sociologue lui-même, a fortiriori quand il n'a même pas conscience de décrire un tel processus. Adoptant la posture aussi narcissique qu'ethnocentriste de l'altermondialiste convaincu de cumuler tous les critères de légitimité possible, sa position se résume par cette conclusion stupéfiante d'égotisme, dans laquelle l'auteur décrète que l'université n'était décidément pas faite pour lui. Pourtant, dans le sens commun, on s'attend à ce que les candidats à un poste dans une institution s'adaptent aux contraintes que, nécessairement, celle-ci pose, et pas l'inverse. Visiblement, une telle idée ne lui a pas un instant traversé l'esprit, lui qui, en entrepreneur de morale, détient fatalement la vérité absolue sur l'institution en question. Alors, sans doute, cet universitaire provisoire s'est-il trompé de métier. Et peut-être même de discipline.