Depuis le temps qu'il lit des journaux payants, Yves Duel ne devrait plus s'étonner de retrouver dans les analyses que Daniel Cohen écrit pour Le Monde les qualités que d'autres ont relevé avant lui dans ses livres, cette façon simple, efficace et qui paraît naturelle d'organiser son discours dans une mécanique fluide enchaînant inexorablement les causes et les conséquences, cette manière de synthétiser dans un même mouvement les sources les plus diverses, caractéristiques grâce auxquelles ses ouvrages, à la concision soigneusement travaillée, donnent un peu l'impression d'assister à ce que l'on peut trouver de meilleur dans un cours magistral. Autant dire que c'est avec la modestie et l'inconscience de l'ignorant qui, de plus, s'aventure en territoire étranger, que l'on va essayer d'ajouter quelques commentaires à l'article que Yves cite, et cela pour poser une question inutile : les choses pourraient-elle se passer autrement ?

Deux raisons expliquent l'écart entre l'indice des prix à la consommation de l'INSEE et la perception que nombre de ménages semblent avoir d'une hausse des prix bien supérieure à celle que calcule l'institut. D'abord, il n'y est question que de la consommation, dans la manière dont celle-ci peut être mesurée, par exemple en allant relever des prix dans une grande surface, et pas des dépenses en général. C'est là l'une des raisons pour lesquelles l'augmentation des loyers, qui ne touche qu'une partie à peine majoritaire de la population, l'autre, propriétaire, y trouvant plutôt son compte, ne peut être incluse dans l'indice. Or, le logement n'est pas seulement ce marché très imparfait à force d'interventions diverses analysé ailleurs : c'est aussi un domaine où il se révèle extrêmement difficile de faire coïncider offre et demande. Quand bien même, dans un monde inconnu débarassé de contraintes légales, les mises en chantier ne répondraient-elles qu'à l'évolution de la demande, encore faudrait-il prévoir celle-ci. Si l'on vivait dans une structure sociale stable, cette prévision se révèlerait triviale, puisqu'elle relèverait, en laissant de côté la question assez marginale des migrants, de la démographie, domaine où la connaissance est précise et les évolutions lentes. Mais justement, la structure sociale évolue aussi, avec ces comportements qui ne sont en rien prévisibles : Daniel Cohen relève une croissance du nombre de ménages, donc des candidats à logement, trois fois supérieure à celle de la population. D'un côté, on a donc un processus de production très lourd, où plusieurs années peuvent s'écouler entre le lancement d'un projet immobilier et la livraison des logements, de l'autre, une demande volatile et peu prévisible.

L'autre raison tient à l'impact des "dépenses contraintes" en produits de base, impact d'autant plus fort que les revenus seront modestes. Et le prix des hydorcarbures en fournit un très bon exemple. En ces jours de hausse effrénée, presque tout le monde a oublié le contre-choc pétrolier des années 80, où les prix du pétrole étaient retombés avec la diminution de la demande, comme en France où l'on en consomme aujourd'hui significativement moins qu'en 1973, et où la décrue est lente mais constante. Tout le monde, sauf les pétroliers, dont les investissements, notamment dans le domaine du raffinage, sont restés sous-utilisés durant des décennies, ce qui explique pourquoi, faute d'incitations, nombre de raffineries sont aujourd'hui vétustes et mal entretenues : les marges de raffinage, comme par exemple ici, à Rotterdam, toujours très volatiles, sont longtemps restées à un niveau très bas, et n'ont recommencé à croître vigoureusement qu'au début des années 2000. On sait pourquoi : à cause de la demande des pays émergents. Celle-ci est massive, et présente un caractère révolutionnaire : ce, pour employer un terme d'un ancien temps, décollage auquel on assiste aujourd'hui, cette croissance forte, stable et auto-entretenue, on l'attendait depuis des dizaines d'années. Il se trouve qu'il se produit aujourd'hui, succède à la crise de 1998 qui avait sévèrement atteint ces économies aujourd'hui florissantes, et va jusqu'à renverser le paradigme, puisque ces marchés boursiers émergents, autrefois considérés comme extrêmement risqués, résistent mieux à la crise actuelle que les bourses de l'ancien monde.
Augmenter l'offre d'hydrocarbures, rechercher ces gisements que l'on n'a pas trouvé parce que l'on n'avait aucun besoin de capacités nouvelles, et qui seront de toute façon bien plus chers à exploiter que les ressources actuelles, accroître l'offre de raffinage en créant peut-être, compte tenu du temps nécessaire à leur construction, des installations excédentaires pour un marché qui se sera peut-être retourné d'ici là, tout cela demande du temps, et représente du risque. Il en va de même, à des degrés divers, pour tous ces produits de base dont les prix explosent. À l'exception des produits agricoles, la croissance de la demande aussi bien que l'évolution de l'offre se situent dans des zones géographiques éloignées, et entraînent donc des contraintes que l'on ne peut que subir. Comme pour le logement, l'accord entre une offre dont la croissance sera longue, incertaine et coûteuse, et une demande volatile ne peut se produire que par la variation des prix ; elle est violente, et totalement incontrôlable. Faut s'y faire.