Primo Levi, tout juste rescapé d'Auschwitz, décrit dans le Système périodique le raisonnement par lequel, après avoir trouvé un poste d'ingénieur chimiste chez un fabriquant de peintures, il était venu à bout de la première tâche qui lui avait été confiée. Il s'agissait de découvrir pourquoi un lot de peintures s'était gélifié, devenant ainsi inutilisable. Pour l'aider dans sa recherche, il disposait à la fois d'échantillons des composants employés lors de la fabrication, dont l'un était vraisemblablement la cause du problème, et des protocoles utilsés par le technicien de laboratoire chargé de vérifier que ces composants étaient bien conformes aux normes. Si la première analyse de Primo Levi ne révéla rien d'anormal, la lecture du protocole servant à tester le second composant lui fournit un suspect : la procédure imposait d'utiliser 23 gouttes de réactif. L'association singulière d'un chiffre aussi précis, et aussi élevé, et d'une unité aussi vague que la goutte, le conduisit à aller rechercher la fiche qui avait servi à établir le protocole, et dont il n'avait qu'une copie. Ses soupçons furent confirmés quand il découvrit qu'il fallait, en fait, utiliser non pas 23, mais 2 ou 3 gouttes de réactif. Le laborantin, en suivant aveuglément un protocole mal retranscrit, en comptant méticuleusement ses 23 gouttes, ne mesurait rien d'autre que le réactif lui-même. Primo Levi tenait son coupable, puisque le composant en question, correctement testé, se révéla bien hors normes, et trouva même le moyen de récupérer cette production inutilisable, et de la transformer en brave peinture prête à l'emploi. En exposant ce processus intellectuel, il écrivit aussi, sans particulièrement le vouloir, une remarquable description de cette partition sociale fondamentale qui oppose en l'espèce ces deux fonctions si proches, le technicien et l'ingénieur.

Dans la dichotomie qui naît dans le secondaire entre enseignement général et enseignement technologique, et qui se poursuit dans l'enseignement supérieur entre les filières courtes, BTS et IUT, deux ans non renouvelables, et les longues, qui peuvent conduire jusqu'à la thèse, voire plus, se trouve une frontière, rigide et poreuse comme toutes les fontières, entre deux rôles sociaux, dont il importe peu ici qu'ils soient socialement déterminés par bien autre chose que les capacités de ceux qui les occupent. Pour préparer à ces fonctions, on retrouve donc des filières éducatives séparées qui mènent en théorie soit vers des métiers d'exécution, soit vers des métiers de conception. Le technicien de laboratoire de Primo Levi, qui procédait sans souci et avec constance à un test absurde, illustre jusqu'à la caricature cette fonction d'exécution, qu'il accomplissait scrupuleusement, laissant l'ingénieur se charger du doute, et de la recherche d'une solution.
Or, comme le relève gizmo, dont il faut peut-être préciser à ceux qui l'ignorent qu'elle dirige le laboratoire d'économie d'une université de taille moyenne, l'université, et les IUT qui en dépendent, fonctionnent à l'envers de ce processus. On retrouve dans les IUT les étudiants issus des filières générales, étudiants pour lesquels ont imagine que ces établissements présentent un second choix après un échec dans l'accès aux classes préparatoires, second choix malgré tout préférable à une inscription à l'université vers laquelle se dirigeront faute de mieux, les places en IUT étant déjà occupées, les titulaires du bac technologique. S'intéressant au cas particulier de la sociologie, Alain Chenu, dans un article paru en 2002 dans les Actes de la recherche en sciences sociales, note que la sociologie "figure dans un peloton de disciplines de création récente, qui se retrouvent en première ligne pour l'accueil d'étudiants ayant obtenu le baccalauréat dans des conditions moyennes ou difficiles". A la rentrée 1997, les bacheliers des filières technologiques représentent 33 % des nouveaux inscrits en sociologie, contre 17 % dans la disicipline soeur, l'histoire, et ils sont sensiblement plus âgés. En 1997, écrit Alain Chenu, un projet du Ministère visant à pénaliser, en diminuant leur budget, les IUT qui "recruteraient une proportion de bacheliers technologiques et professionnels inférieure à la moyenne" a été, comme c'est l'usage, retiré après un mouvement de grève.

Le système crée à la fois une partition entre filière technologique courte et filière générale longue, et une hiérachie des établissements d'enseignement supérieur dont les plus prestigieuses des grands écoles occupent le sommet, et les universités les plus humbles la base. Ces deux modes de classement distincts entrent en concurrence et, faute de contraintes légales, les bacheliers les moins bien dotés se retrouvent inévitablement contraints à tenter leur chance dans les formations les moins cotées, où ils ont d'autant plus de risques d'échouer que leur formation initiale ne les destinait pas à de telles études. En un sens, c'est absurde. D'un autre côté, on ne voit pas à quel titre on le leur interdirait, sauf à leur rendre les établissements qui leurs étaient destinés et dont ils se retrouvent exclus. Et après tout, en sociologie, leurs espoirs bientôt déçus ne coûtent pas cher, à peu près moitié moins que la formation d'un lycéen.