Pour comprendre cette inhabituelle impression de calme qui saisit le visiteur pénétrant en ce lundi ouvré dans l'enceinte de l'université Paris 8, il faut faire un peu d'histoire, et d'architecture. Implantée là, à Saint-Denis, entre avenue Lénine et avenue de Stalingrad, par la volonté d'Alice Saunier-Seité, ministre des Universités lors de l'unique septennat de Valéry Giscard d'Estaing, et qui avait fait de la destruction du dangereux foyer universitaire expérimental de Vincennes une affaire personnelle, Paris 8 a longtemps survécu dans un étroit bunker. Quinze ans de pouvoir socialiste plus tard, l'inauguration de la bibliothèque de Pierre Riboulet, un extraordinaire espace à la fois, grâce au jeu des passerelles et des demi-niveaux, fermé et ouvert, permit une réorganisation des implantations éparses de l'université, laquelle s'était entre-temps étendue de l'autre côté de l'avenue de Stalingrad. Désormais, on y entre par un point unique, qui donne sur un hall menant côté gauche, par un escalier, vers la bibliothèque, côté droit, de plein pied, vers les bâtiments les plus récents. Autant dire que l'endroit est stratégique et, à l'opposé par exemple de la Sorbonne avec ses multiples portes, extrêmement simple à contrôler, voire apte à permettre une certaine modulation de ce contrôle. On peut, par exemple, laisser libre l'accès à la bibliothèque, située au centre d'une passerelle couverte reliant les deux séries de bâtiments d'enseignement, tout en interdisant l'accès à ceux-ci.
Ainsi vont les choses en ce moment : un barrage filtrant côté Lénine, divers amoncellements de tables et de chaises dont la statique trahit, à défaut de culture technique, les acquis d'une longue expérience côté Stalingrad et, dans le hall, d'habitude noir de monde, pas grand-chose, et presque personne. Une atmosphère studieuse, très peu d'étudiants anormalement propres qui tiennent scrupuleusement à jour le programme des festivités, un argumentaire opposé à la LRU préparé avec un logiciel de présentation affiché sur des tables reconverties en panneaux, et rien d'autre pour satisfaire le collectionneur d'archives que le texte de l'appel des enseignants.

Autant dire qu'on est un peu déçu. Certes, les choses prétenduement sérieuses se passent sans doute ailleurs, derrière les barrages, dans l'AG qui doit se poursuivre au même moment. Mais le souvenir de ces heures passées dans l'accablement de l'écoute obligatoire d'inepties sans fin reste suffisamment dissuasif pour ne pas tenter de franchir le contrôle. On fait décidément un exécrable journaliste-citoyen. Le calme, le silence quasi estival même du hall où règne une inhabituelle neutralité, là où d'ordinaire le galaxie de l'ultra-gauche appâte le client par ses débats chaque jour renouvelés, donnent sans doute mieux que bien des indicateurs la dimension réelle d'une réforme qui, d'une part, ne présente pas de nouveauté fondamentale et, de l'autre, modifie pour l'essentiel le fonctionnement administratif des universités, donc les rapports de force entre les instances qui y participent, et la situation des enseignants. Leurs craintes, que l'ont peut, assez brutalement, ramener au fait d'avoir à rendre des comptes, transparaissent dans le texte cité plus haut. Au moins comprend-il un argumentaire nourri, pondéré, et rationnel, soit quelque chose que, dans le milieu politique, dans la presse sérieuse, chez les blogueurs influents, l'on qualifierait d'utile au débat, un texte qui se trouve donc à l'opposé de cet autre appel d'une lumineuse stupidité paru dans Libération, typique de la monomanie présénile de l'extrême-gauche et pourtant, lui aussi, signé d'universitaires de renom parmi lesquels on s'étonne malgré tout de retrouver un Luc Boltanski.
En somme, cette grève donne un peu l'impression de fonctionner à l'envers. Ainsi, par la volonté de quelques-uns de leurs étudiants, l'EHESS, l'ENS-Ulm, l'École d'Economie de Paris, soit tous les établissements dont étudiants comme enseignants ont des positions à conserver, sont désormais, au moins dans les phantasmes, dans le mouvement. Leur site, qui prouve combien ils sont disposés à participer aux luttes pour le monopole de la pensée pré-cuite, et qui n'a évidemment d'autre légitimité, et d'autre représentativité, que celles dont ils se sentent investis du seul fait d'être contre, ce qui leur permet d'invoquer les effets magiques de l'indépendance, dévoile aussi des intérêts bien plus concrets. Entre ces enseignants qui rejouent le Grand Soir et refont sans cesse Lip, et les étudiants des établissements les plus prestigieux, ceux qui sélectionnent, et parmi lesquels beaucoup peuvent songer à leur succéder, le lien est étroit. Mais pour bien des étudiants anonymes, là par hasard et pour peu de temps, le mouvement tient plutôt de la récréation et, même, des vacances ; on ne peut décidément pas compter sur eux.