Si l'on avait besoin d'une analyse pertinente de la situation du fret à la SNCF, des capacités de l'entreprise à faire face à ses concurrents tels Veolia Cargo, de ses aptitudes à développer son offre en matière de ferroutage, de la manière dont elle compte réussir à ne pas perdre les clients qui lui restent, on ne la confierait sans doute pas à Sud Rail. S'il fallait missionner une personnalité pour chapeauter la rédaction d'un rapport sur la lutte contre le téléchargement illicite de contenus audiovisuels sous droits d'auteur, on ne choisirait vraisemblablement pas le président de la FNAC. Autant dire qu'il est sans doute vain de chercher dans le rapport que le groupe des Verts au Parlement Européen vient de rendre public, et dont l'auteur principal défend des positions sans ambiguïté, ce que celui-ci prétend y trouver, un argumentaire appuyé sur des justifications plutôt inhabituelles pour cette école de pensée et démontrant, par la technique et l'économie, que l'électronucléaire appartient au passé.
Pourtant, celui-ci reste intéressant à analyser, tant il permet, en étudiant sa démarche comme en la confrontant à la réalité, d'arriver sans trop de mal à la conclusion inverse.

Car contrairement aux usages, ce rapport mentionne à peine l'éventualité d'un accident majeur entraînant de forts rejets de radio-éléments, ou la gestion des déchets à vie longue, ces deux piliers de la contestation anti-nucléaire dont la seule évocation fait se dresser des foules de plus en plus clairsemées d'activistes prêts à un combat de plus en plus symbolique. On ne s'adresse pas ici à son public ordinaire et d'avance acquis à la cause, mais au camp des décideurs. Il faut donc employer leur langue, parler de coûts, d'assurances, de la capacité de l'investisseur à prendre en compte le risque, et le faire en s'effaçant au passage derrière des morceaux choisis issus de publications des Moody's et autres Standard & Poor's, ces agences de notation sans l'agrément desquelles aucun capitaliste ne risquera ses sous. Pourtant, en lisant ce rapport, une image s'impose, celle du loup revêtant une peau de mouton pour s'approcher plus aisément du troupeau sans éveiller sa méfiance.

Car la thèse de l'auteur se résume assez simplement : après vingt-cinq ans de sommeil, la technologie électronucléaire, par manque d'investissements, faute de personnel qualifié, à cause de la capacité insuffisante de ses moyens de production qui seront incapables de faire face, en particulier pour fabriquer certaines pièces critiques, à la demande, loin de connaître le renouveau qu'on nous annonce, vit ses derniers instants. Une première question se pose alors : à quoi bon, si l'on souhaite la disparition de cette industrie, prendre la peine de publier ce genre de rapport puisqu'il suffit d'attendre tranquillement sa mort prochaine, prévue pour la prochaine décennie ? L'auteur manque-t-il à ce point de confiance dans l'efficience de ses conclusions pour trouver nécessaire de stigmatiser les derniers résistants, au premier rang desquels figure, sans qu'on s'en étonne, "l'exception française" ?
Sans doute a-t-il besoin de faire sérieux, et d'apporter des preuves, en chiffres, et en graphiques. À ce titre, l'argument qui ouvre le rapport se montre tout à fait parlant : prenant appui sur la croissance du parc de réacteurs nucléaires, qui s'achève en 1990, il oppose la prévison "correcte" du niveau de ce parc pour l'an 2000 faite par Greenpeace en 1992 à celle de l'IAEA, qui prévoyait pour la même date des capacités douze fois supérieures à la réalité. Mais la prédiction de l'IAEA date de 1974, date charnière du premier choc pétrolier, de la fin des Trente Glorieuses, et de la mise en service des premières centrales nucléaires : rien d'étonnant à ce qu'elle se révèle grossièrement fausse. Et sans doute a-t-elle été, depuis, souvent révisée, circonstance qui a visiblement échappé à l'auteur. En 1992, par contre, soit, apprend-on plus loin, un an après le raccordement au réseau du dernier réacteur français, ils suffisait de savoir compter pour connaître l'état du parc huit ans plus tard, tant la prévision reste un art élémentaire, surtout quand il s'agit du passé.

Là se trouve l'intérêt sociologique d'une manipulation qui vise à faire d'un construit social, le succès de l'opposition au développement de l'énergie nucléaire, une variable exogène, aussi fatalement incorporée à cette technologie que le coût prohibitif de ses centrales, la lourdeur de leur exploitation et le risque associé à la prolifération nucléaire, toutes raisons qui, elles, contribuent inévitablement à limiter significativement son extension. On se trouve au coeur d'un raisonnement circulaire, où ce rapport qui prédit la fin de cette industrie participe au mouvement qui vise à hâter celle-ci en prétendant prouver de manière irréfutable le fait qu'elle a effectivement lieu ou, en d'autres termes, en pleine tautologie.
À ce titre, il ne forme qu'une composante dans un répertoire d'action qui vient à son secours lorsque sa prévision se révèle défaillante. Ainsi apprenait-on dans les Echos à la mi-septembre que Greenpeace et les Amis de la terre avaient tenté, sans succès, de dissuader BNP-Paribas de financer la nouvelle centrale bulgare de Belene. Le rapport affirmait pourtant qu'il serait, les banquiers faisant défaut en raison du risque, très difficile de construire de nouvelles centrales : heureusement, les amis sont là pour, en cas de besoin, aider un peu la réalité. La date même de publication de cette étude, qui peut encore constater, "as of october", que rien ne bouge sur le front de l'EPR, ne doit sans doute rien au hasard. Malheureusement, on est désormais en novembre. Façade rationnelle d'une stratégie qui, dans son répertoire, inclut toujours le jeu de l'influence directe, l'épuisement des voies de recours juridique, aussi bien que l'action illégale, ce rapport, dans ce qu'on peut reconstituer au-delà de ses lignes, montre combien les Verts restent tels qu'on les connaît, prêts à tout pour imposer, en dehors de toute voie démocratique, leurs conceptions du monde tel qu'il faut absolument qu'il soit. Nous voilà rassurés.