L'INA, comme bien d'autres éditeurs, profite de cette fin d'année pour présenter son coffret-cadeau : en cinq DVD et 16 heures de programmes, une anthologie de Cinq colonnes à la une. On aurait pu choisir de respecter le format de ce mensuel d'information programmé un vendredi par mois sur ce qui fut longtemps la seule chaîne de la gaullienne RTF, entre 1959 et 1968, et de proposer une sélection d'émissions originelles. A l'inverse, l'INA et Michèle Cotta ont privilégié une approche thématique et ethnocentrée, regroupant des reportages qui montrent la France et ce à quoi les journalistes veulent croire que les Français s'intéressent, la vie quotidienne, les loisirs, les idoles, mais aussi la guerre d'Algérie, et les Etats-Unis.
Si certains sujets, comme l'assez connu Quarante mille voisins où Pierre Tchernia s'immergea dans le grand ensemble de Sarcelles alors en fin de construction, gardent un intérêt documentaire, ce choix condamnable vire au pittoresque et passe presque totalement sous silence la dimension internationale de Cinq colonnes. Dans ce coffret, en fait, l'important, c'est le bonus ; là, on trouvera ce qui, quarante après sa réalisation, reste, et restera sans doute, l'alpha et l'omega du reportage de guerre : La section Anderson.

Pierre Schoendoerffer, l'ancien de l'Indo et de Diên-Biên-Phu, retourne sur place douze ans plus tard, accompagné de deux vieux routiers de la RTF, Dominique Merlin à l'image et Raymond Adam au son. Le film qu'il réalise sur cette guerre du Vietnam débute comme un reportage touristique, accumulant les poncifs, les rizières, les paysannes, les temples, et ces montagnes embrumées où l'on remarque à peine une petite tache qui avance dans un paysage tranquille, l'hélicoptère. Le regard qui, sans y prêter attention, suit cet objet incongru, arrive avec lui dans le camp d'une unité américaine, installée sur une colline, et dans la guerre. La guerre, avec un ennemi invisible, c'est d'abord des sons, les moteurs et les ordres, les canons de l'artillerie sur la crête, mais aussi l'office religieux qui se déroule à côté alors que, un peu plus loin, des soldats mécréants jouent aux dés.
Il serait sans doute assez injuste de comparer La section Anderson à un autre reportage de Cinq colonnes, celui que Michel Honorin a tourné un an plus tard à Khe Shan. Immobilisé dans un camp assiégé, sous le feu de l'artillerie ennemie, sa situation statique s'oppose radicalement à celle de Pierre Schoendoerffer, intégré à une unité qui progresse dans la jungle, lui qui cadre au plus serré, sur les visages, lui qui montre au plus près comment les choses arrivent, l'accident, l'ennemi furtif mais parfois visible, dans ses traces, cachette ou camp abandonné, avec les prisonniers, et les cadavres, la mort, l'escarmouche. Il n'empêche : là où Michel Honorin parle, dirige, commente, et réduit les images à des illustrations, Pierre Schoendoerffer se tait, et utilise les armes du cinéaste, cadres, plans, sons, montage. Ce n'est sans doute pas un hasard si, dans sa présentation, Pierre Desgraupes insiste sur le fait que le cinéaste est aussi un journaliste alors que, dans les faits, il est tout, sauf ça. La première vertu du film de Pierre Schoendoerffer est d'avoir réussi à s'affranchir des contraintes de Cinq colonnes, et de la RTF. Présenté, pour filer la métaphore avec la presse écrite, lors d'une édition spéciale, il profite du luxe de l'exception, la durée, le temps, la liberté de l'auteur.

On peut se demander ce qu'il en serait, aujourd'hui, de cette liberté. On a suffisamment parlé de ces journalistes incorporés dans les unités américaines lors des deux guerres du Golfe, priés d'enregistrer ce qu'on leur donne à voir, et de présenter leurs images à la censure. Pourtant, Pierre Schoendorffer aussi était incorporé dans une unité qui, commandée par ce lieutenant noir sorti de West Point et promis à une brillante carrière civile, n'a sûrement pas été choisie par lui, et encore moins par hasard. Mais on peut supposer que, une fois l'unité désignée, sa liberté à lui a été complète. Et il n'y avait pas là de naïveté de la part de la hiérachie militaire américaine. Engagée dans une guerre juste, défendant le mode de vie américain et la liberté des ancêtres contre le mal communiste, elle ne pouvait concevoir que les images du sacrifice de ses enfants au combat puissent avoir un effet négatif. C'était la deuxième chance de Pierre Schoendoerffer, celle de vivre à une époque où l'on n'avait pas encore honte de la réalité, où l'unité que l'on assignait au reporter allait au combat, au lieu de rester à l'arrière, comme cette compagnie logistique formée de réservistes pendant la seconde guerre du Golfe, dont le commandant réprimande comme des gamins désobéissants ses soldats perdus trop près du feu.

Cette liberté, pourtant, dont la plupart des journalistes d'aujourd'hui se contentent de déplorer la disparition avant de faire sans états d'âme un métier vide de sens, il fallait quand même oser la prendre, et la jouer, sans concessions, sans compromis, au coeur de l'action. If it's not good enough, you're not close enough. Plus près que La section Anderson, ça n'existe pas.