C'est un de ces petits entrefilets qui en disent long, et qui a attiré l'attention de Verel, lui qui lit encore Libération : Padoa-Schioppa, un nom qui n'en dira pas beaucoup plus à moi qu'à bien d'autres mais qui, ainsi privé de son prénom comme de son titre, justifie ce traitement cavalier que le journaliste emploie à son égard du fait d'être un responsable politique, ou un ministre, Tommaso Padoa-Schioppa, donc, ministre de l'Economie dans le gouvernement de Romano Prodi, s'apprête à livrer, pieds et poings liés à n'en pas douter, la compagnie aérienne Alitalia à Air France.
Alitalia, depuis fort longtemps, depuis ce mois de février 1991 où l'action a atteint un plancher de 81 centimes qu'elle n'a depuis, sauf en deux occasions fugaces, jamais franchi à la hausse, est un penny stock, une société qui, à cause des lourdes incertitudes qui pèsent sur sa survie à court terme, connaît une valorisation boursière presque nulle. Et cette situation perdure puisque, à la clôture de vendredi à Milan, presque vingt ans après, l'action cotait exactement un centime de moins qu'en février 1991. Bien sûr, cela s'explique facilement : si Alitalia était une société privée, la régulière accumulation de ses pertes annuelles, comprises entre 500 et 800 millions d'euros depuis 2003 avec une légère amélioration en 2005, année où elle n'a perdu que 170 millions, amélioration qui ne s'est pas confirmée en 2006, l'aurait depuis longtemps conduite, sinon à la faillite, du moins dans les bras d'un repreneur. Or il se trouve justement que, l'État italien ne possédant que 49,9 % de son capital, Alitalia est, juridiquement, une société privée. Comment se fait-il, alors, qu'elle existe toujours ? Alitalia, selon l'adage, "si tu dois un million à ton banquier, il te tient ; si tu lui dois un milliard, tu le tiens", ne survit que grâce au crédit qu'on lui accorde, lequel ne s'explique que par le séisme que causerait sa disparition : voilà pourquoi l'essentiel de sa communication financière se consacre à publier l'état de ses dettes ce qui, dans le monde du capital, n'est pas si fréquent. Dernière compagnie aérienne européenne, avec Iberia, à se trouver dans la situation de l'Air France d'avant Christian Blanc, coincée entre l'écorce des coûts qu'elle ne peut maîtriser, qu'ils s'agisse de son approvisionnement en carburant ou de son personnel qui vit encore dans le fortin des Trente glorieuses et de la providence d'État, et est bien décidé à défendre ses positions jusqu'au bout et jusqu'au dernier irréductible, et l'arbre vigoureux de la concurrence internationale sur un marché qui efface progressivement les conséquences du 11 septembre, Alitalia recolle les morceaux en tirant sur la corde de l'endettement.

Voilà maintenant plus d'un an que l'État italien cherche à couper le cordon et, s'il ne l'a pas encore fait, c'est sans doute parce qu'il éprouve la plus grande difficulté à trouver un repreneur prêt à adopter son marmot trop gâté. Seuls deux prétendants s'affrontent : le franco-néerlandais Air France-KLM, une des plus grosses compagnies aériennes mondiales, 23 milliards de chiffre d'affaires pour son exercice clos en mars dernier et plus de 73 millions de passagers, et le régional Air One, société non cotée, 6,3 millions de personnes transportées très majoritairement sur des lignes intérieures et 600 millions de chiffre d'affaires. Air One, le héron, cherche donc à avaler, avec Alitalia, une grenouille presque sept fois plus grosse que lui. Que la question du repreneur fasse débat ne peut donc s'expliquer par des raisons autres que politiques lesquelles seront, à défaut de Libération, présentées dans la dépêche de Reuters, et expliquées par Jean-Jacques Bozonnet dans son article du Monde.
Elles se dissimulent assez mal sous un vernis nationaliste, puisqu'en fait les syndicats craignent les conséquences de la restructuration qui conditionnera l'arrivée d'Air France, et la classe politique lombarde l'abandon de l'aéroport de Milan au profit de Rome-Fumicino, deux mesures, en somme, qui auraient permis à Alitalia de continuer à voler de ses propres ailes, mais qui, comme souvent, comme naguère Renault et Nissan, face à la résistance locale, ne peuvent être prises que par un intervenant extérieur. Et ceux qui privilégient la solution nationale n'ont d'autres objectifs que le maintien du statu-quo, et le recours à la poche de l'État dès qu'il deviendra de nouveau nécessaire.

Alors, a quoi sert un journaliste généraliste dans ce domaine, l'information financière, où tout ce que l'on souhaite dire est réglementairement rendu public pour la gouverne de l'investisseur, et tout ce que l'on souhaite cacher l'est d'abord au journaliste ? Qu'apporte-t-il de plus au connaisseur que les dépêches d'agence et la consultation des rapports annuels ? Ce domaine, hermétique, complexe, capital, justifie plus qu'aucun autre l'existence d'une presse spécialisée. Et que serait la presse quotidienne sans La Tribune, et, plus encore, sans Les Echos, qui savent, comme nul autre, offrir à leurs lecteurs, entre analyses fouillées et austères publications de résultats, ces délicieux moments de détente où l'on saura tout ce que la pudibonderie des défenseurs de l'environnement nous a caché sur ces fantastiques cocotiers callipyges dont le processus de reproduction est tellement complexe et aléatoire qu'on en vient à se demander à quoi bon préserver une espèce qu'anime une si farouche volonté de disparaître ? On connaît les incertitudes qui, en ce moment, pèsent sur ces deux titres, Bernard Arnault ayant revendu La Tribune pour pouvoir racheter Les Echos. Et l'on aurait, sans doute, bien plus à perdre d'une mise sous tutelle de leurs rédactions, que l'on imagine aptes à se défendre, que de la disparition de ce qui reste d'un Libération, dont la ligne éditoriale est, plus que jamais, sous influence, même si elle ne vient pas du même bord.
Aux dernières nouvelles, Air France reprendrait la participation de l'État italien avec une décote de 56 % sur le derniers cours. Politiques, syndicats, petits actionnaires, ou journalistes de Libération, on n'a pas fini de les entendre hurler.