Le parallèle est certes facile, mais bien trop tentant  : le jour même où, nous apprend Reuters dans une dépêche invraisembablement comique, l'incorrigible José Bové entame une grève de la faim à durée limitée, histoire de peser un peu plus sur une décision prochaine qui pourrait suspendre l'utilisation du maïs MON 810 de Monsanto, et tout juste une heure et demi plus tôt, le même Monsanto, publiant les résultats de son dernier trimestre, annonçait à la fois un bénéfice bien supérieur aux attentes, et un relèvement de ses prévisions pour l'exercice 2008. Car les affaires de cette société dont l'activité se partage grossièrement à égalité entre les semences, et les produits de traitement des plantes, se portent au mieux ce qui, compte tenu de l'envolée des cours d'à peu près toutes les productions agricoles, n'est que justice. Dans le détail, on note, par rapport au même trimestre de l'exercice précédent, une augmentation de 23 % des ventes de semences, le maïs comptant à lui seul pour 58 % du total, et de 55 % des ventes d'herbicides, pour l'essentiel ce célèbre Roundup qui, introduit en 1976, reste toujours la vache à lait de l'entreprise. Bien sûr, toutes ces bonnes nouvelles se retrouvent dans le cours d'une action dont la vigueur, en ces temps de vaches maigres, fait plaisir à voir, puisque le titre a gagné 70 % depuis le mois d'Août, soit en gros depuis le début de la tempête boursière.
Toute la stratégie de Monsanto tient dans cet équilibre : produire à la fois l'herbicide, et une lignée de graines dites RR, Roundup Ready, génétiquement modifiées pour lui résister, et qui peuvent donc être utilisées en même temps que celui-ci. Soja en 1996, coton en 1997, maïs en 1998, toutes ces semences sont désormais commercialisées sous cette forme, et leur succès fait la fortune des grandes exploitations américaines, au nord comme au sud. Ainsi, nous apprenaient les Echos au mois d'octobre, le soja transgénique représente-t-il aujourd'hui 99 % des surfaces plantées en Argentine, 89 % aux Etats-Unis, et 56 % au Brésil, ces trois pays cumulant à peu près 80 % de la production mondiale.

Au fond, on le sait bien, les jeux sont faits : le nouveau monde s'est massivement converti aux semences génétiquement modifiées, la vieille Europe, à l'exception de l'Espagne où la surface cultivée avec ce seul MON 810 autorisé ne représente, avec 40 000 hectares, pas grand-chose, mais quand même le double de la France a, de facto, et sans même avoir besoin du coup de pouce des faucilles des faucheurs, choisi l'option inverse. Et la situation risquant de perdurer encore quelques années, les conditions nécessaires à une expérimentation économique et sociale d'une rare ampleur se trouvent désormais réunies. Il devient alors quasiment inutile de tester quoi que ce soit : il suffit d'attendre que le temps choisisse le vainqueur, et condamne l'autre bord à payer les fruits de son erreur. Mais on peut, sans doute, à titre spéculatif, s'aventurer à rechercher dès aujourd'hui les gagnants.

Sur le plan économique, le vainqueur ignoré de cette confrontation transatlantique s'appelle Maïsadour. La coopérative, un des plus gros semenciers européens, s'est spécialisée dans la production de maïs hybride, dont l'introduction, voici cinquante ans, produisit dans les campagnes des réactions qui fournirent la trame de La fin des paysans, le toujours indispensable ouvrage d'Henri Mendras. C'est que, à l'image de feu l'abominable Terminator, ce maïs, aujourd'hui très répandu, comme tout hybride, est stérile ; produire ses semences reste et restera donc le monopole de Maïsadour. Limagrain, son concurrent, et sa filliale cotée Vilmorin, dont on appréciera en connaisseur la robustesse du bois dont sa langue est pétrie lorsqu'il s'agit d'évoquer la transgénèse, ne dispose pas des mêmes avantages : mais elle sait s'adapter, et développe ses semences transgéniques en Israël, ou en Inde. Quant à Monsanto, on a mesuré à quel point les piqûres du moustachu l'affectaient. Dans l'affaire, les perdants seront sans doute les agriculteurs : mais après tout, ils sont bien trop compromis avec le régime précédent pour que le nouveau président leur accorde ses faveurs.
Symboliquement, et politiquement, les vainqueurs se trouvent dans le camp des anti-OGM. Leur stratégie en apparence contradictoire, réclamer ce grand débat sur la transgénèse qu'ils savaient ne pas pouvoir perdre, tout en le rendant superflu à force de couper tout ce qui pousse, a connu un plein succès. Pourtant, ce débat démocratique tant réclamé, il se trouve qu'il a eu lieu voici quelques mois : dans notre pays, il porte encore le nom bien désuet d'élections, et le résultat a été sans appel puisque, aux législatives, le parti anti-OGM a recueilli au premier tour vingt fois moins de suffrages que celui auquel, jusqu'à la preuve du contraire, Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d'État à l'écologie, appartient. Évidemment, quand elle reçoit en son ministère, à plusieurs reprises, les représentants d'un groupe dont la seule activité, pratiquée comme revendiquée, consiste à détruire la propiété légale d'autrui ce qui, en principe, est strictement interdit, le bulletin de vote n'a plus guère d'importance. Son alignement aussi opportuniste qu'intégral sur les positions des activistes écologistes, qui nous a valu ce Grenelle où, à la seule exception de l'électronucléaire, leur doctrine est devenue engagement public, risque malgré tout de lui causer quelques inimitiés : dans la fougue de sa jeunesse, avec ce baiser du berger à la polytechnicienne, il se pourrait qu'elle soit un peu trop tôt sortie du bois.