La première incursion de Tata Motors sur le marché européen a vite tourné court. Il s'agissait à l'époque d'utiliser le réseau Rover, dernière marque automobile autonome de l'ancien colonisateur britannique, pour commercialiser la petite Indica sous le nom de RoverCity  : le projet, autant à cause de la disparition de cet ultime survivant qu'en raison de petits soucis de qualité, resta sans suite. L'ambition de Tata était, elle, intacte, et elle ne date pas d'hier. L'entreprise, lisait-on vendredi dans Les Echos, reste peu connue en Europe. Pourtant, l'ancienneté du groupe, fondé en 1868 par Jamsteji Tata, descendant d'un lignée de prêtres parsis, ne le dispute en rien à celle de ses homologues occidentaux, et la saga familiale, abondamment décrite par ses propres soins, vaut bien celle des maîtres de forges et des capitaines d'industrie. Si l'on n'y prêta guère d'attention, si elle n'apparaît pas plus dans l'histoire de la colonie que dans la geste de l'indépendance, si l'on put préférer si longtemps l'Inde rassurante, désuète et inoffensive des rajas, c'est sans doute, en partie, parce que Tata n'appartenait alors pas au clan des vainqueurs.

C'est en direct de New Delhi, et devant la presse internationale, que Ratan Tata présente la Nano, qu'il n'hésite pas, sans chercher à faire original, à qualifier de "people's car". Ce premier produit manufacturé indien dont le lancement constitue un événement mondial, ce dont pourtant personne ne s'étonne, donne matière à comparaisons. Plus que la Ford T, la Nano rappelle, comme le notait Philippe Escande dans Les Echos, la Fiat 500 : mêmes dimensions, motorisations comparables, puisque la Fiat 500 gagna rapidement 100 cm³, et, plus encore, mission identique. Comme pour la petite turinoise, l'objectif de la Nano est de répandre le progrès automobile jusque dans ces catégories sociales populaires qui commencent à disposer du pouvoir d'achat nécessaire, en les incitant à délaisser leur malheureux deux-roues surchargé de femme, enfants et bagages au profit du confort des sièges et de la capacité de la carrosserie. Cette stratégie fit la fortune de Fiat, et le malheur provisoire de la Vespa de Piaggio. Car l'histoire, toujours ironique, voudrait que Fiat soit chargée de vendre la petite bête en Europe, alors que cette voiture pour les masses fait son apparition au moment même où, sur le vieux continent, encombrements, pollution, coûts du carburant, et ligues de vertu vertes obligeant, un nombre toujours fortement croissant de citadins se convertissent au scooter.
Mais Ratan Tata n'en reste pas là : investisseur opportuniste, il dépense quelque menue monnaie pour acheter la licence de la motorisation MDI, qui ressemble moins à une solution inédite qu'à une forme particulière de motorisation hybride, où l'air comprimé remplacerait l'électricité, et qu'il voit sans doute bien prendre place sous le capot de la Nano. Et comme MDI ne coûté décidément pas cher, il lui reste de quoi viser bien plus gros. Ford, engagé dans le même chemin de croix que les autres constructeurs automobiles américains, devrait lui vendre ses deux marques britanniques, l'aristocratique Jaguar, et la très coloniale Land Rover. La dynastie indienne, après tout, possède tous les quartiers de noblesse et le capital social qu'il faut pour se trouver aux commandes de marques de luxe, bien plus en tout cas que son concurrent local Mahindra, seul autre industriel intéressé par ce débris d'empire ; l'Inde des rajas, en tout cas, semble bien proche d'une paradoxale revanche.

Jusqu'où ira Ratan Tata ? En 1991, Dominique Nora publiait "L'étreinte du samouraï", où elle expliquait comment le Japon allait s'y prendre pour, fort de ses bataillons d'entreprises et de ses armées de travailleurs-fourmis, conquérir le monde. Le livre est sorti quelques mois après l'éclatement de cette bulle immobilière qui plongea l'archipel dans une crise de langueur dont il n'est toujours pas vraiment sorti. Titrant "Samsung, l'entreprise qui va nous dévorer", L'Expansion consacrait un dossier au plus célèbre des chaebols au moment précis où la crise financière de 1998 marquait, pour l'Asie du Sud et du Sud-Est, la fin douloureuse de son apprentissage des règles du capitalisme. On sait que la leçon fut salutaire, et que l'Asie s'est vite remise en marche. Pour l'instant, Tata ne fait peur à personne ; lorsque ce sera le cas, et que la presse retentira de cris d'alarme mettant en garde contre l'appétit insatiable du tigre parsi, le moment sera venu de prendre ses plus-values sur ces si rémunérateurs fonds d'actions des pays émergents.