Par définition, si j'étais dieu, je serais omniscient. Mais par application du principe de précaution, je préfèrerais quand même, avant de rendre ma décision du haut de mon Olympe, m'entourer d'une commission bien pourvue en universitaires et responsables divers : sur la photo de classe publiée dans le Monde, on reconnaît par exemple Théodore Zeldin, sur la droite, qui fait le pitre comme à son habitude, et Christian de Boissieu, tout au fond. Mais pas de trace d'Anne Lauvergeon : ce jour-là, elle devait encore être occupée à vendre un EPR. Je saurais aussi utiliser les bonnes lectures, comme La société de défiance de Yann Algan et Pierre Cahuc, ou le rapport sénatorial sur les inégalités sociales dans l'accès aux grandes écoles. Tout cela pour produire un rapport de 245 pages lequel, ayant comme première caractéristique un spectaculaire gaspillage d'espace virtuel, se lit malgré tout relativement vite. Et comme je suis dieu, je pourrais me permettre d'y employer ce ton gaullien, en sonnant le rappel des forces vives de la nation, unies pour sortir ce vieux pays d'une situation difficile grâce aux ressources uniques dont il dispose encore, et cela même si ce ton, dans bien des occasions, a déjà beaucoup servi.
Car si dieu ne joue toujours pas aux dés, il peut du moins se permettre de rebattre les cartes. Le résultat produit une sorte de plan de bataille très Premier Empire, avec ces 300 décisions désentravant la croissance, le plus souvent détaillées en trois, quatre, six, dix sous-propositions, ordonnancées comme pour un 14 juillet grâce à un calendrier qui court jusqu'à fin 2009, et où chacun en prend pour son grade, et se voit pourvu d'une mission appropriée à ses capacités. Et rien ni personne n'est oublié, de l'artisan-taxi au petit commerçant, du gérant de SARL sous la coupe de l'URSAAF au brevet professionnel des coiffeurs, de la diffusion de l'UMTS/HSDPA jusque dans la plus humble chaumière au dix pôles universitaires privilégiés, du "low-cost aérien" aux ports autonomes, de l'épargne salariale aux délais de paiement des PME, de la chasse aux niches fiscales à la refonte des organismes gestionnaires d'HLM, rien ni personne, sauf peut-être ces malheureuses nanotechnologies, objet des trois lignes de la décision n°65, et que l'on dû malencontreusement oublier, pour les rajouter au tout dernier moment.

Ce rapport, au fond, se construit entièrement sur de bien curieuses contradictions. Son argumentaire s'appuie très largement sur des comparaisons internationales dans lesquelles, pour une fois, les États-Unis n'occupent qu'une place modeste, avec l'idée, bien banale, selon laquelle ce qui a marché ailleurs n'a aucune raison d'échouer ici. Mais il n'envisage pas d'autre moyen d'action que l'intervention, autoritaire et réglementatrice, de l'État, et dans des modalités parfois proches de la bouffonnerie, comme avec ce fantasme aussi caractéristique que daté de la ville nouvelle, cette cité idéale qui n'a, le plus souvent, jamais été, pour nombre d'architectes modernes en particulier, que l'occasion de produire de remarquables ensembles de plans et dessins. S'il est besoin de villes nouvelles, on peut fort bien les construire à Montfermeil, Sarcelles, ou Vaux-en-Velin. Le rapport semble, de plus, prêter une oreille attentive à une foule de revendications hétéroclites et parfois contradictoires, comme si cette dénonciation des privilèges et du clientélisme ne pouvait malgré tout s'empêcher d'avoir ses petits protégés, au nombre desquels on ne regrettera pas de trouver les promoteurs du logiciel libre. On remarquera par exemple les pages 91 et suivantes, qui plaident pour une révision constitutionnelle visant à l'abrogation de l'article 5 de la Charte de l'environnement, alias "le principe de précaution", plaidoyer qui, dans l'humeur ambiante, a peu de chances de prospérer. En d'autres termes, toute la logique du rapport récuse les réformes qu'il cite en exemple, exalte à contre-époque la compulsion planificatrice du technocrate et son attrait invincible pour les machins incohérents et les détails minuscules, et montre, pour paraphraser Howard Becker, à quel point il est difficile à celui qui étudie un problème de comprendre que c'est lui, le problème.

Ce n'est pas parce que je suis omniscient que je dois nécessairement m'abandonner à mon coupable penchant, et m'autoriser à avoir une idée sur tout, et une solution idéale pour chaque situation. Il se pourrait que l'être humain, si faillible, si peu apte à me suivre sur le chemin de la raison, se montre une fois de plus bien rebelle lorsque mes nobles intentions entreront en conflit avec ses sordides petits intérêts, auxquels il a le défaut de tenir aveuglément. Il semble que, dans la liste des personnalités, l'ont ait oublié d'inclure Michel Crozier et son "on ne change pas une société par décret". Et ce rapport, bien dans la tradition du technocrate, qui vise, entre autres, en supprimant communes et départements au profit des "agglomérations", à modifier fondamentalement et autoritairement cette répartition du pouvoir politique au niveau local dont on sait qu'elle produit depuis toujours bastillons et clientélisme, risque en conséquence de ne jamais être autre chose qu'un ixième Plan. Mais après tout, ce dieu n'est peut-être qu'un génie facétieux, qui produit le catalogue exhaustif de tout ce qu'il faudrait faire en sachant très bien qu'à peu près rien ne sera tenté.

(tout est prêt pour la grande migration : prévoir à partir de demain une à deux journées d'interruption des programmes)