En justifiant son exploitation d'un site web consacré à la distribution anonyme de notes et commentaires relatifs à des enseignants identifiés sans équivoque possible par leur patronyme et leur lieu d'exercice par un recours mécanique à cette bonne fille aux épaules larges, la liberté d'expression, le gérant de note2be se dotait d'une protection minimale, et il n'y a pas à s'étonner qu'elle ait cédé. En revanche, la satisfaction des plaignants, enseignants personnellement cités et syndicats les représentant, après l'ordonnance de référé prohibant la mention de leur nom par le site en question étonne, et cela, non parce que cette décision est provisoire, mais parce que le site peut très bien fonctionner sans. La seule interdiction formulée à son égard l'empêche de recourir aux patronymes des enseignants. Tout le reste, la notation, l'anonymat des intervenants, la base de donnée nominative des établissements, reste possible. Et on voit mal comment il aurait pu en aller autrement.
Car on n'a pas attendu Shanghaï pour faire le palmarès des établissements d'enseignement. Chaque année, L'Express publie son classement des lycées, fonction de leur taux de bacheliers. Et l'Etudiant propose, lui, toute une palette de palmarès, du lycée aux grandes écoles. On y apprend qu'Audiberti, autrefois Lycée d'Etat Mixte d'Antibes-Juan-les-Pins, se classe, sur le plan national, 1465ème sur 1593 ; ça m'étonne pas. Et ces publications ne sont que la version formelle, et formalisée par leur recours à des critères objectivables, de cette infinité de classements informels qui feront de tel lycée, grâce à ses "bons profs", grâce à son encadrement et à l'origine sociale de ses élèves, le "bon établissement", celui où l'on tentera tout pour envoyer sa progéniture, et de tel autre le repoussoir qu'il faudra obligatoirement éviter. Inutile de revenir sur l'éventail bien connu des stratégies, de la demande d'une matière rarement enseignée, et seulement, par chance, dans le lycée que l'on recherche, à la location de la chambre de bonne qui permet de se domicilier dans le quartier qu'il faut, stratégies grâce auxquelles on pourra, sur la base de ces classements publics, comme des réputations transmises de relation à relation, contourner la carte scolaire, et réussir son coup. Qu'ils le veuillent ou non, de l'enquête PISA aux commérages, les enseignants, ou les établissements où ils exercent, sont en permanence l'objet de bien d'autres évaluations que celles de leurs supérieurs hiérachiques, réputées être si étroitement corsetées qu'elles perdent toute signification.

Alors, si le principe de l'évaluation est acquis, et que seul l'état-civil pose problème, la solution paraît évidente : remplacer le nom par un surnom ou, plus simplement, et plus efficacement, par un prénom et une initiale. Madame Rosa L., professeur d'allemand au collège Felix Djerzinski, sera ainsi privée de sa voie de recours sans que ni ses élèves, ni leurs parents, ni les autres collégiens, n'éprouvent la moindre difficulté à l'identifier. Comme toute espèce de commérage, les commentaires qui la concernent n'ont d'intérêt que pour un nombre très limité d'individus, mais la viabilité commerciale du site se trouvera pleinement assurée par l'agrégat de ces individus. C'est là qu'il est intéressant de s'attarder un peu sur la très courte décision de la CNIL, postérieure à l'ordonnance de référé, et qui d'ailleurs s'appuie sur l'existence de celle-ci pour justifier sa brièveté. On s'amusera d'abord de l'argument qui revient, en quelque sorte, à accorder au système éducatif le monopole de l'évaluation des enseignants, la CNIL reprochant à note2be de se livrer à une activité qui pourrait, dans l'esprit du public, créer une confusion avec un système de notation officiel. Le public doit décidément être bien obtus, pour ne pas comprendre la nature commerciale de l'entreprise note2be, ou la CNIL bien à court d'arguments, pour en avancer d'aussi médiocres. La Commission s'inquiète par ailleurs de l'association qui serait révélée à tous entre un enseignant et son établissement, brisant ainsi la confidentialité de l'affectation : ceux que leur mère croit nommés à Louis Le Grand auront en effet du mal à s'expliquer, si elle apprend qu'ils enseignent à Staincy-en-France. Elle brandit, enfin, la menace d'une sanction, en cas de réapparition d'un fichier nominatif. Mais, sauf décision de justice que les initiés considèrent comme hautement improbable, ce fichier ne risque pas de revoir le jour, d'autant qu'il n'est finalement pas si indispensable. L'argumentaire des plaignants, les commentaires des victimes potentielles, la décision de la CNIL, ne portent que sur la présence des patronymes, qui permettrait de constituer progressivement sur les enseignants une sorte de dossier personnel parallèle, rempli par on ne sait qui sur la base d'on ne sait quoi, et qui, un jour ou l'autre, pourrait être employé à leur détriment. Cet argument tombe si l'anonymat s'installe, si l'identification de tel ou tel n'est possible que par ceux qui disposent des informations privées utilisables à cette fin, et si elle n'est jamais absolument certaine.

On se demande, en fait, ce que, pour les enseignants, et en dehors de ce recours à leur patronyme, note2be peut avoir de si intolérable : le fait que des internautes distribuent des notes, sur une échelle qui reproduit en effet celle qu'ils emploient envers leurs élèves, le fait qu'ils soient soumis à une évaluation sans règles, sans recours et sans contrôle, puisque leurs juges sont anonymes, ou le fait que le mirroir qui leur est ainsi montré, et qui renverse à leur détriment la relation d'autorité qui fonde leur pouvoir, les montre nus, et vienne briser l'illusion éducative, non pas chez ceux qui la nourrissent encore et doivent être fort peu nombreux, mais plutôt auprès des acteurs, syndicats en particulier, qui ont intérêt, sans y croire, à l'entretenir.
On serait prêt à prendre le pari que, avec la notoriété qui est désormais la sienne, not2be réapparaîtra en version 2, toujours à la pointe du combat pour la liberté d'expression dans les cours de récréation, contraint pour assurer sa mission de recourir à l'artifice d'un anonymat aussi friable que possible, mais soigneusement taillé pour échapper aux poursuites judiciaires : laisser en friche un investissement si prometteur, ce serait vraiment dommage. Il faudra, alors, répondre à la question, et savoir si ce qui gêne, c'est le nom, ou la note.