manifestations de (tigres de) papier
La photo illustre l'article sur les manifestations francophobes qui se déroulent en Chine, que Reuters publiait samedi. Elle montre quelques jeunes hommes brandissant devant l'objectif du photographe un drapeau français. A l'évidence, il s'agit d'une bannière
authentique et d''excellente qualité, et pas d'une de ces grossières imitations de papier que les mêmes hommes
jeunes brûlent depuis toujours dans les défilés anti-impérialistes à Hanoï, Caracas,
Téhéran ou Abidjan. Le bleu et le rouge sont frappés de ces croix gammées qui, tournant dans le bon
sens, rappellent indubitablement le nazisme, et pas le svatsika bouddhiste, la version locale du même emblème. Sur le blanc, support plus propice à l'écriture, le message est plus complexe puisqu'on peut lire, de haut en bas, Jeanne d'Arc =
prostitute, Napoléon = pervert, FRANCE = NAZI, et, tout en bas, là aussi en capitales mais en lettres plus grosses, FREE
CORSICA !!! Autant dire qu'avec cette seule image, on plonge dans l'abîme de la réflexion.
Dans un article
consacré à la manifestation nationale d'agriculteurs qui s'est déroulée à Paris en mars 1982,
Patrick Champagne a introduit la notion de "manifestation de papier". La démonstration paysanne ne comptait pas seulement comme
déploiement de forces, avec ses dizaines de milliers d'agriculteurs représentant chacun une exploitation, une spécialisation, un lieu de production, ni comme mise en scène d'un monde agricole uni au-delà de l'agglomération de ses particularismes : elle visait aussi à fournir à la presse un événement à rapporter, en essayant de faire en sorte à la fois que la couverture en soit la plus large possible, et la plus visible, en première page ou en ouverture des journaux télévisés, et que les comptes-rendus en soient aussi conformes que faire se peut au discours, et à la présentation de soi, qu'avaient voulu exprimer les organisateurs du défilé.
Le drapeau français des manifestants chinois relève exclusivement de cette catégorie : il n'a été
préparé et brandi que pour les objectifs des agences de presse internationales, qui ont universellement diffusé son
image à leurs milliers d'abonnés. On se trouve donc devant un objet journalistique, dont la pauvreté du contenu
est compensée par la taille de son audience potentielle. Cet objet ne vaut que par lui-même : le nombre de participants
à la manifestation, cette mesure traditionnelle de succès ou d'échec, de représentativité et d'importance, n'a plus aucune pertinence puisque, pour la photo ou le sujet de journal télévisé, il suffit de cadrer l'image en plan suffisamment serré pour que celle-ci soit toujours la même, que l'on dénombre quelques dizaines de manifestants, comme en Chine, ou quelques centaines de milliers. Pour exister à l'échelle mondiale, la francophobie chinoise n'avait besoin que de mobiliser quelques individus, et ceux-ci n'avaient qu'à présenter un message universel, concis, et approprié, pour lequel un drapeau, comme signe, et comme support, fait parfaitement l'affaire.
Cela n'a rien d'original : l'exhibition des couleurs du pays abhorré comme les quelques mots d'anglais approximatif,
histoire de bien faire comprendre au monde entier à quel point on déteste l'occident, comptent au nombre des figures obligées, avec l'incinération de l'objet en question à laquelle il est significatif que les manifestants chinois
n'ont pas eu recours, de ce genre de démonstration. Mais le message inscrit sur le drapeau, en dehors de cette assimilation au
nazisme qui serait classique si l'on ne se trouvait pas en Chine, pays directement confronté au militarisme nippon mais pas au
nazisme, et si cette référence témoignait donc non seulement de connaissances spécifiques, mais aussi de
l'incorporation d'une échelle de valeurs étrangère et sans pertinence locale, paraît, lui, totalement original.
Il passe d'abord par la dévalorisation des gloires nationales, Jeanne d'Arc et Napoléon, ces figures apprises ici
à l'école primaire et correctement orthographiées là-bas, accent compris. Le "prostitute", le "pervert" qui
les flanquent témoignent d'une première hypothèse, sans doute assez réaliste, qui voudrait que la
notoriété planétaire de ces figures rendent ces slogans explicites auprès de la population lettrée
anglophone. Mais il se termine avec cet extraordinaire Free Corsica accentué de points d'exclamation, qui retourne le Free Tibet
des manifestations européennes, compare les révoltés tibétains aux autonomistes corses, et légitime la
présence chinoise au Tibet comme la répression qui y a cours en traçant un parallèle avec les relations
difficiles entre la République et l'île. Autant dire qu'on se retrouve alors loin de l'école primaire : on espère ne pas risquer grand-chose en postulant que les seuls chinois qui disposent de quelques lumières sur la situation politique corse sont des étudiants, peut-être des élèves scolarisés dans les lycées français, voire même, suprême ingratitude, des diplômés de l'Università
di Corsica. Et, ailleurs dans le monde, à l'exception peut-être des sympathisants des divers mouvements autonomistes, il faut être français, et seulement français, pour comprendre le sens d'un discours qui est tout sauf universel.
Avec les seules croix gammées, le message aurait était clair, mais trivial. La culture universitaire de ses rédacteurs à la fois assure son originalité, critère fondamental pour produire une bonne image de presse, et limite son audience, sinon aux seuls Français anglophones, du moins au seul public international suffisamment lettré pour en saisir le sens, ce même public qui, d'ordinaire, ne restreint pas ses sources d'information aux seuls slogans vindicatifs de manifestants xénophobes. Alors, au fond, on ne trouve là rien d'autre que la vanité de l'intellectuel : à vouloir être trop savant, on n'est compris, sinon de personne, du moins seulement de ceux qui, comprenant tout, tiendront à juste titre le message pour rien.
Commentaires
C'est tellement ça, je me suis dit la même chose (bon, ok, en plus rapide) en voyant le drapeau à la télé. Et j'ai regretté qu'il n'y ait aucun commentaire sur ça (ne serait-ce que le symbole nazi, j'attends que le président chinois envoie son président du Sénat porter une lettre d'excuse -- ah, on me souffle à l'oreille qu'il n'y a peut-être pas de Sénat, au temps pour moi). Le "Free Corsica !!!" est réellement énorme, on essaiera de s'en souvenir comme private joke.
Sinon, on a appris quelque chose que l'on ne soupçonnait absolument pas avant : on peut manifester en Chine, et de manière agressive (et stupide, n'oublions pas) en plus ! Bienvenue au club ! (on y croît, on y croît...)
Oh, ce n’est pas si nouveau. On sait tout de même depuis au moins trois ans qu'on peut manifester en Chine.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvem...
Mais non, il y a plein de manifestants en Chine, des habitants expropriés, des paysans spoliés, et ils sont à peu près aussi nombreux. Mais on les voit beaucoup moins à la télévision.
Aymeric, mon bon, ton commentaire a été considéré comme "un indésirable : Filtré par IP Lookup avec le serveur sbl-xbl.spamhaus.org." Et je viens à peine de m'en apercevoir. C'est sûrement à cause du lien vers Wikipedia. Au fond, il a pas tort, IP Lookup.
Bonjour à tous,
Il y a du vrai dans ce qui est dit dans l'article. Toutefois, le passage suivant me renvoie, moi, à notre attitude d'occidentaux :
"Mais le message inscrit sur le drapeau, en dehors de cette assimilation au nazisme qui serait classique si l'on ne se trouvait pas en Chine, pays directement confronté au militarisme nippon mais pas au nazisme, et si cette référence témoignait donc non seulement de connaissances spécifiques, mais aussi de l'incorporation d'<i>une échelle de valeurs étrangère et sans pertinence locale</i>, paraît, lui, totalement original."
Je précise, à titre préventif, que je milite pour le respect de la culture tibétaine, en particulier la philosophie religieuse bouddhiste et contre les agissements impérialistes et répressifs du gouvernement chinois envers sa population, toute sa population.
Cette citation, et en particulier le passage que j'ai tenté de souligner, m'amène à nuancer cette chino-phobie soudaine de la part d'un pays, le nôtre, qui n'a, aujourd'hui, de leçons de liberté à personne. Le traitement fait à nos immigrés, la place de la femme dans la société, la considération pour les minorités, les discriminations à connotations racistes, xénophobes, sexistes, homophobes, etc. nous ont, et pour longtemps, discrédité aux yeux du monde entier (et je ne parle pas de notre prèz voyou qui vole des stylos et tripote tout ce qui passe!).
Justement, dans le droit fil de cette remarque pertinente ("une échelle de valeurs étrangère et sans pertinence locale"), le succès de ces manifestations de "soutien" aux tibétains opprimés tient, à mon sens, plus d'une méconnaissance de cette culture et de celle de la Chine. L'occident se sent autorisé à imposer ses "droits de l'homme" conçus par l'occident pour l'occident, à tout ce qui lui déplaît, sans chercher à comprendre, sans chercher à échanger, sans chercher à expliquer. La culture chinoise, comme une grande partie de l'Asie, ne connaît pas l'individu, l'individu n'existe que dans la mesure où il appartient à une communauté. Je me suis même laissé dire que le pronom "je" n'existait pas en chinois ni en japonais.
En outre, ce déferlement de "droits de l'homme" vers la Chine semble bien hypocrite lorsque la France accueille Khadafi, protège Bongo, passe le couvert à Poutine, applaudit Bush, ferme les yeux sur Guantanamo, etc.
Quant au zoom sur le Tibet, il passe largement sous silence la souffrance des autres peuples de Chine comme les Mongols, par exemple.
Mais il me ramène aussi au "free Corsica". Je ne vois pas en quoi cet apostrophe au peuple français serait inopportun. Si, comme vous le dites, il n'y a qu'une minorité de l'opinion publique qui comprenne ce message, c'est bien parce que l'Etat français a su comment mater ces volontés autonomistes corses mais aussi basques, bretonnes et catalanes, par exemple. Comment il a su effacer l'essence de ces véritables cultures au profit d'une culture bien gauloise, bien centralisatrice, bien impérialiste.
Je vous engage à nuancer, sur ce point, votre analyse et oublier cet ethnocentrisme qui vous a partiellement aveuglé. Bravo pour tout le reste de l'article.
a+