La question de l'anachronisme ne préoccupe pas le seul historien. Mais le sociologue s'intéressera plutôt à la manière dont leur recours à l'anachronisme peut invalider des jugements qui, tout en proclamant leur caractère scientifique, relèvent en fait du sens commun. Une des figures les plus courantes, et la plus proprement anachronique, consiste à contredire a posteriori une position officielle en présentant des arguments qui, notamment parce qu'ils sont anachroniques, n'auraient, le temps s'écoulant en sens unique, pas pu alimenter la position en question. L'expertise citoyenne, qui se pose comme indépendante et est née des ruines de la centrale de Tchernobyl, dans un moment qui, même si la notion déplaît aux historiens, apparaît de plus en plus comme un tournant, fournit un exemple d'une telle situation. Car la CRII-RAD, le premier vecteur de cette nouvelle catégorie d'acteurs, disqualifiait, en des termes privés de tout nuance et dont la virulence se mesurait par leur recours hautement toxique au point d'exclamation, les taux de radioactivités relevés sur le territoire national dans les jours suivants l'accident de Tchernobyl par l'organisme public alors en charge de la radioprotection, le SCPRI, en présentant ses propres mesures, bien plus élevées et consignées depuis sur son propre atlas. L'outil du SCPRI, comme le précise un document publié par son successeur, l'IRSN, document en lui-même une démonstration de la logique de l'anachronisme, comprenait alors un nombre limité de stations stratégiquement disséminées sur tout le territoire, en particulier dans les aéroports, et dans les centrales nucléaires ; il était donc exclusivement conçu pour surveiller l'activité radioactive là où l'on pouvait s'attendre à en trouver, ou, en d'autres termes, pour servir à quelque chose. Les cartes issues des mesures successives relevées après l'accident sont lacunaires, simplificatrices, contradictoires et évolutives ce qui, pour le scientifique, traduit la difficulté de rendre compte d'une réalité complexe avec des outils peu adaptés et, pour le doctrinaire, prouve, de la manière la plus formelle, le complot. Une fois l'accident terminé, une fois les radioéléments retombés en des points précis du territoire, il suffisait d'aller promener ses instruments dans les bassins de réception des torrents du Mercantour pour calculer des taux de radioactivité bien supérieurs à ceux du SCPRI, tant il est élémentaire de trouver ce qu'on cherche une fois que l'on sait précisément où ça se trouve, et où ça se trouve en quantité : mais pousser jusqu'au bout l'anachronisme de cette démarche, c'est reprocher aux sevices concernés, non seulement de ne pas avoir prévu l'accident, mais de ne pas avoir anticipé la localisation des retombées.

On reste là à un niveau assez grossier, pas très éloigné au fond de l'ordinaire "on aurait pu prévoir", consolation symbolique d'après la catastrophe qui soulage, mais ne trompe personne. Mais il existe une autre forme courante d'anachronisme qui fonctionne, en quelque sorte, à rebours de la première. Plus exactement, il ne s'agit pas là d'une démarche où l'on projette le présent sur un passé, moment où ce présent était donc à venir : il s'agit, dans le présent, de raisonner de façon rétrospective, et donc de ramener le passé au présent, mais sans tenir compte des évolutions qui ont eu lieu entre ce passé et le présent, sans raisonner, en d'autres termes, mutatis mutandis. On peut illustrer cette situation sans sortir du domaine de la santé publique : on sait que le nombre de cancers dans la population augmente sans cesse. La raisonnement de sens commun en recherchera la cause dans une mécanique simple, et concluera donc à une augmentation de la présence dans l'environnement de substances cancérigènes. Sans être en mesure d'apporter le moindre argument pour ou contre cette thèse, on peut en tout cas relever la faiblesse du raisonnement qui la sous-tend. Car il implique que, entre l'origine de la série statistique qu'il analyse, 1975 par exemple, et aujourd'hui, rien n'a changé, sauf la quantité de cancers : or, bien sûr, plus rien n'est pareil. Et il n'y a pas seulement plus de cancers parce que l'on dispose à la fois de moyens techniques plus efficaces, et de politiques de dépistage plus systématiques, donc, comme le montre l'INVS au sujet des cancers thyroïdiens, parce que, cherchant plus et mieux, les trouvailles sont plus nombreuses. Il faut aussi tenir compte de l'évolution des causes de mortalité, qui se traduit par exemple dans un allongement continu de l'espérance de vie qui ne doit plus rien à l'effet statistique de la baisse de la mortalité infantile, mais traduit une amélioration de l'état sanitaire de la population. Et la diminution du nombre de décès prématurés entraînés par une cirrhose du foie se traduira d'autant plus nécessairement par une hausse des cancers de ce même organe que ces deux maladies dépendent d'une même cause, une consommation excessive d'alcool.
Essayer d'évaluer l'influence de l'environnement sur le cancer implique de remonter dans le temps, et de construire un modèle neutralisant les effets de l'évolution historique, ce qui contraint à écarter les causes les plus fréquentes, tabac, alcool, donc les facteurs statistiquement les plus significatifs, et à trouver des occurrences de la maladie où elle frappera des sujets encore jeunes, et pour lesquelles on pourra isoler l'effet des progrès thérapeutiques. En somme, pour dépasser les faiblesses du raisonnement anachronique courant, il faut construire un protocole fictif, complexe, abstrait, et fortement hypothétique : on comprend que le sens commun s'insurge contre de telles spéculations, et qu'il soit si simple et si gratifiant, d'un simple souffle de ce bon sens qu'on n'apprend qu'au bistro, d'anéantir l'édifice de paille du scientifique.