Annoncée hier par François Fillon en personne, la montée de l'État au capital des Chantiers de l'Atlantique réjouit le syndicaliste autant qu'elle surprend l'observateur. Le spécialiste du navire de croisière avait en effet largué les amarres début 2006, lorsque le norvégien Aker Yards avait racheté à son propriétaire, Alstom, les trois quarts de son capital, créant ainsi Aker Yards France. Hélas, la trop bonne fortune de la construction navale causa la perte du norvégien, qui, incapable de faire face aux conséquences financières d'un afflux de commandes redoublé du coût de ses acquisitions, fut mis en vente par son propriétaire. Le coréen STX fera alors l'acquisition de près de 40 % du capital d'Aker Yards, et donc d'un gros morceau du chantier français dont il vient de céder une petite partie, 9 %, à l'État. Une telle participation n'est pas si modeste qu'elle en a l'air, et l'est d'autant moins qu'Alstom, qui n'a, en règle générale, rien à lui refuser, et fera d'autant moins le difficile qu'il dépend de l'État seul d'ouvrir le capital d'Areva, donc d'en faire profiter Alstom qui mène, depuis des mois et sans jamais se lasser, auprès de la société d'Anne Lauvergeon, une cour aussi pressante qu'infructueuse, possède toujours 25 % des parts du chantier de Saint-Nazaire. Autant dire que l'État, au prix de quelques millions d'euros, consolide ainsi l'ancrage national du dernier survivant des gros chantiers navals. L'accord complémentaire passé avec STX comporte en outre une clause de non-concurrence, qui interdit au coréen de se lancer dans la construction des paquebots, cette spécialité des Chantiers de l'Atlantique. L'État protège ainsi à la fois le savoir-faire unique des chantiers, et assure la pérénité d'un outil de travail sans équivalent, à peu près seul capable, en particulier, de construire la coque du futur porte-avions de la Royale.
L'opération, en somme, pour inattendue qu'elle soit, paraît pleinement justifiée : c'est en tout cas ce que l'on pourra conclure de la lecture des Echos d'aujourd'hui. Pourtant, une chose étonne : l'information figure en première page, et pas dans la rubrique Crible, qui laisse libre cours à la fibre sarcastique des rédacteurs du quotidien économique.

Car, bien sûr, tout cet argumentaire est du plus haut comique. Si STX avait eu l'intention de se lancer dans la construction de paquebots de croisière, il n'aurait pas cédé une partie du contrôle de l'entreprise à l'État ; en d'autres termes, s'il avait préféré continuer à tondre seul la laine de ses moutons, il n'aurait pas revendu au loup un morceau de sa bergerie. En outre, précisent les Echos, si cette activité est aujourd'hui au plus haut, elle n'est pas assurée au-delà de 2010, et aucune commande de paquebot n'a été enregistrée depuis 2007. Si l'on tient compte à la fois de la situation économique très morose du premier marché de la croisière, les Etats-Unis, et de l'importance somme toute secondaire de ce type de dépense dans le budget des ménages, on peut raisonnablement parier que ce marché très volatil n'est pas près de retrouver un rythme convenable. De même, l'importance stratégique de Saint-Nazaire, envisagée uniquement par sa capacité à construire la coque, qui n'est quand même pas l'essentiel, d'un éventuel porte-avions dont la mise en chantier paraît très hypothétique, n'aura pas lieu avant 2012, et ne sera de toute façon suivie d'aucune autre, semble nettement exagérée. De plus, l'appui d'Alstom ne sera que très provisoire : l'entreprise s'était engagée à revendre à Acker Yards ses dernières parts dans les Chantiers dès 2010 et, malgré toute sa bonne volonté, il semble douteux qu'elle remette en cause ses obligations contractuelles juste pour faire plaisir à l'État. Quant à la nécessité de préserver le savoir-faire d'une construction navale qui dépend étroitement des qualifications de ses ouvriers, elle ne fera sourire que ceux qui ont oublié dans quelles conditions, et avec quels contrats, les migrants, indiens ou polonais, travaillent à Saint-Nazaire.

Cet appareil de justifications ne vise donc qu'à recouvrir d'un mince substrat de rationalité économique une décison qui relève exclusivement du politique. Cette entrée au capital n'est qu'un mouvement tactique, qui procure une nouvelle carte au gouvernement, carte qu'il pourra brandir dans la presse et devant les syndicats chaque fois qu'on lui reprochera de ne pas avoir de politique économique, de ne jamais concrétiser par des actes ses promesses interventionnistes, de céder en permanence aux diktats de Bruxelles, ou de ne rien faire pour préserver l'emploi industriel ni pour lutter contre le transfert du savoir-faire national vers ces économies émergentes si dangereusement compétitives : ils s'agit, on le voit, moins d'une carte que d'un joker, et il risque d'être souvent joué. Mais paradoxalement, puisque l'État n'a choisi de prendre une petite partie du chantier d'Aker Yards France que parce le capital symbolique qu'il constituait ainsi lui coûtait à peine quelques dizaines de millions d'euros, il prouve, ce faisant, exactement le contraire. Cette opération montre à quel point la politique d'intervention économique qu'il a aujourd'hui les moyens de se payer reste d'une envergure extrêmement faible, et n'a d'autre fonction que de pouvoir prétendre exister. Elle démontre aussi, à ceux qui en doutaient, que Nicolas Sarkozy n'a rien d'un libéral. Et elle ne recèle pas d'autre surprise que celle de voir Les Echos participer au plan media qui la justifie.