L'actualité a parfois d'étranges raccourcis. Le jour même où le Trésor américain constitue un énorme stock de tranquillisants qui, avant même d'être administrés, font déjà provisoirement tomber l'anxiété des marchés financiers, un plan de sauvetage bien plus modeste, celui qu'un groupe d'investisseurs italiens avait péniblement conçu pour empêcher la faillite d'Alitalia, s'effondre, victime du refus que lui opposent les syndicats autonomes des pilotes et du personnel navigant de la compagnie aérienne italienne. Dans un saisissant raccourci, deux crises distantes de plusieurs années se télescopent.

Les causes du naufrage d'Alitalia ne datent en effet pas d'hier. Comme les autres compagnies nationales dont les origines remontaient aux temps héroïques des premières lignes aériennes, crées au lendemain de la Première Guerre Mondiale, elle profitait d'un énorme capital symbolique. Aucune entreprise n'incarnait mieux qu'elles, et jusque dans des détours inattendus, tel le succès tardif de ce mobilier conçu en 1956 par Arne Jacobsen pour le Royal Hôtel de la SAS à Copenhague, les composantes propres aux Trente Glorieuses, ce grand élan de modernisation pendant lequel elles représentaient à la fois l'audace technique, l'ouverture au monde, le risque utile, cet instant où même le ciel était sans limite, tout en réservant ces valeurs aux catégories sociales supérieures qui seules pouvaient s'offrir leurs services, les gens ordinaires devant se contenter d'assister, de loin, depuis la terrasse d'Orly, à leurs envols. Alitalia, comme les autres, fut donc doublement frappée, d'abord par cette fin des monopoles qui la transforma en une société commerciale comme une autre, désormais soumise à la sinistre contrainte quotidienne du marché ouvert, ensuite par la crise propre au transport aérien, où les conséquences du 11 septembre aggravèrent des difficultés persistantes, dues en particulier à la concurrence agressive des compagnies à bas coûts. Cette tourmente força, pour reprendre l'alternative formulée sans détour par Christian Blanc lorsqu'il était à la tête d'Air France, les monopoles publics déchus à la fois de leur monopole, et de leur statut public, à s'adapter, ou à disparaître. Mais si les positions des employés des compagnies aériennes, et surtout les avantages dont ils disposaient par rapport aux salariés des sociétés concurrentes, étaient menacés, leur activité, elle, ne l'était pas. Ce qui était en jeu, en d'autres termes, n'était pas essentiel : la fin des monopoles, ce mode de rationnement qui limitait le développement du transport aérien, ouvrait un vaste marché que les opérateurs historiques étaient les mieux à même de s'approprier.

C'est ce qu'est parvenue à faire Air France, avec un plein succès puisqu'elle a réussi à éliminer sur le sol national tous ses concurrents privés, et même à absorber le néerlandais KLM, et se trouve donc profiter d'un monopole d'un nouveau genre, et d'autant plus stable qu'il s'appuie désormais sur sa compétitivité, et pas sur la protection d'un abri réglementaire. Il fallut pourtant un combat acharné, dans lequel Christian Blanc perdit son poste, pour enfin trouver le moyen de contraindre les organisations syndicales, et en particulier celles des pilotes et du personnel navigant, à accepter quelques sacrifices momentanés et une transformation qui, quelques années plus tard, leur sera pleinement bénéfique. Pour Air France, en quelque sorte, c'est passé tout juste ; mais par pour Alitalia.
On ne sait pas encore si un coup de théatre que l'on n'oserait qualifier d'ultime permettra de prolonger encore un peu l'agonie de la compagnie, ou si, jeudi prochain, elle perdra son autorisation provisoire de vol, puis sera déclarée en faillite. Mais, avant même de mettre en cause le pouvoir exécutif, ce paternalisme combinard et clientéliste incarné à la perfection par Sylvio Berluscioni, la responsabilité de l'échec reviendra aux organisation syndicales, dont le refus systématique de toute offre de reprise, en particulier celle du groupement d'investisseurs italiens constitué pour l'occasion, montre bien à quel point elles n'avaient, dès le départ, d'autre objectif que de contraindre leur tutelle, quel qu'en soit le prix et contre toute vraisemblance, à re-nationaliser une compagnie qui aurait alors pu leur offrir l'egoïste maintien d'une confortable situation.

C'est par une gestion dure des conflits sociaux, celui des aiguilleurs du ciel sous la présidence de Ronald Reagan, ou la grève des mineurs britanniques à l'époque de Margaret Tatcher, gestion dans laquelle le pouvoir politique, agissant à l'opposé des classiques compromis de fin de conflit où, après s'être longuement empoigné, on trouvait une solution consensuelle, a contraint les grévistes à poursuivre leurs actions jusqu'au bout, et jusqu'à leur défaite, qu'est apparu ce mode d'action que ses adversaires, dont les intérêts étaient ainsi directement menacés, ont appelé néo-libéralisme. Cette conception sportive des relations sociales s'oppose frontalement au processus de délitement à l'oeuvre chez Alitalia, où le refus de la moindre concession transforme, au fil du temps et des années d'attentisme, un problème parfaitement soluble en situation sans issue. Dans cette grande fiction où les salariés de la compagnie aérienne essayent de vivre au dépens de tout le monde, il serait, au fond, assez moral qu'ils perdent. Les jusqu'au-boutistes d'Alitalia sont persuadés d'être trop gros pour qu'on les abandonne à leur sort, et laisse leur employeur faire faillite. Leur poids n'est pourtant pas tant économique que symbolique ; et les symboles n'ont d'autre valeur que l'intérêt qu'on leur porte.