L'actualité, en nous offrant, par l'accumulation présente de sujets de première importance, la vision d'un gaspillage insensé qui doit désespérer les salles de rédaction, finit par rejeter en arrière-plan, et dans le silence, des informations qui, en d'autres temps, ont eu l'honneur des journaux télévisés. Il faut donc compter sur la presse spécialisée, mais aussi sur Le Monde, pour apprendre la décision de la Mairie de Paris, qui remet en route les installations Wi-Fi des quatre bibliothèques municipales où, à cause des malaises dont se plaignaient certains employés, elles avaient été coupées depuis près d'un an. Les mesures faites par un laboratoire agréé et suivant un protocole standard ayant révélé des niveaux de rayonnement inférieurs, dans une fourchette allant de 80 à 400 fois, aux seuils autorisés, seuils par définition déjà très conservateurs, le suivi médical du personnel n'ayant, comme on pouvait s'y attendre, pas révélé de pathologie particulière, la raison l'a emporté, et l'installation a redémarré. Les résultats de ces essais devaient être présentés jeudi dernier au comité municipal d'hygiène et de sécurité ; mais la politique de la chaise vide pratiquée par les syndicats, qui leur permettra sans doute de dénoncer, plus tard, cette réunion comme une masquarade, leur a épargné cette épreuve. Ils reprochent à la Mairie de Paris d'avoir refusé les avis de leurs propres experts, lesquels, en effet, ne semblent guère avoir d'autre qualification scientifique que la création d'associations anti-ondes.

Pourtant, une question de fond mérite que l'on s'y arrête : comment peut-on, s'agissant, on l'a déjà dit, de l'application d'une technologie vieille de plus d'un siècle, postuler la dangerosité de ces champs électro-magnétiques ? Car il ne s'agit pas d'avoir en permanence une source de rayonnements collée à l'oreille, ni même d'installer son ordinateur portable sur ses genoux, puisque les employés des bibliothèques ne sont tenus à rien d'autre qu'à être présents sur leur lieu de travail, donc dans un environnement traversé, comme n'importe quel emplacement sur la planète et même, et surtout, autour, d'ondes électro-magnétiques. Alors, à quelle condition une défense de la nocivité du WiFi peut-elle être rationnellement soutenable ? Il lui faudrait donc d'abord passer l'obstacle considérable que dresse ce bain permanent d'ondes électro-magnétiques, puis l'objection habituelle des niveaux très faibles auquels opère le WiFi, avec comme conséquence que, la chose serait-elle en elle même toxique, l'insignifiance de la dose administrée la priverait malgré tout d'effet. Enfin, on doit trouver un moyen de récuser les rapports qui concluent à l'inocuité du WiFi. Pour cela, il faudrait pouvoir affirmer que, toutes électro-magnétiques qu'elles soient, ces ondes-là diffèrent radicalement de celles que nous connaissons, et que leur nature même est en cause, et produit des effets indépendants du niveau du signal. Puisque l'on a affaire à une nouvelle catégorie d'ondes, on pourra prétendre que leurs effets n'ont rien à voir avec ceux des rayonnement plus classiques, et donc que les normes existantes, ainsi que les études qui servent à les établir, n'ont plus aucune pertinence : sur ce terrain entièrement neuf, on doit tout reprendre à zéro. On remarquera que ce genre d'argumentaire est, par exemple, utilisé par les partisans de l'homéopatie, qui disqualifient les études qui leurs sont opposées en soutenant que leurs molécules agissent d'une manière absolument différente de la pharmacopée ordinaire, dont les normes ne leurs sont pas applicables. C'est, aussi, la caractéristique du sacré, dont la nature n'est, par définition, accessible qu'au croyant.
Et c'est exactement cet argumentaire que développe un rapport, dont l'association Robin des Toits affirme, dans un oxymore de toute beauté, qu'il livre les "preuves scientifiques définitives" de la nocivité de ces ondes. Il émane pour l'essentiel des membres d'une des ces sociétés savantes que n'importe qui peut créer, la Bioelectromagnetics Society, dont la raison d'être est précisément de prouver cette toxicité. Ici, puisque ni la catégorie des rayonnements, ni leur niveau, ne peuvent être invoqués, on prend comme prétexte le type de modulation du signal employé dans les technologies en cause, et ce qu'elle transportent : ce qui est nocif, ce n'est pas l'intensité, c'est l'information. On voit l'immensité du champ qui s'ouvre alors ; on comprend aussi que le substantialisme qui caractérise ce raisonnement le rejette dans un mode de pensée que Gaston Bachelard qualifiait de pré-scientifique.

Cette histoire déjà riche d'enseignements, en apporte encore un autre. Elle constitue en effet une parfaite illustration pratique de ce fameux principe de précaution, et une preuve, s'il en était besoin, de la complète invalidité de celui-ci : ici, il y a, sinon doute, du moins plainte, et on arrête donc l'installation litigieuse le temps de procéder aux essais que ce principe impose. Puisqu'ils se révélent négatifs, en parfait accord avec le principe, on rebranche et, leurs craintes apaisées, le coeur ému de la sollicitude dont l'autorité a fait preuve à leur égard, ceux-là même qui invoquaient la précaution pour demander l'arrêt du bidule retrouvent le chemin des bibliothèques. Si les choses ne se passent pas du tout ainsi, c'est bien parce que ce principe n'est qu'un moyen pseudo-objectif, et faussement rationnel, de justifier toute une gamme d'attitudes qui, en son absence, relèveraient du plus simple obscurantisme, une espèce de joker que l'on peut brandir n'importe quand dans n'importe quelle partie et qui donne à celui qui l'emploie l'autorité dont il ne dispose pas en temps normal, et qu'il fonctionne à sens unique, tel un soupçon que le sens commun réalimentera en permanence puisque, au fond, on ne peut jamais vraiment être absolument sûr de rien. C'est pourquoi il ne faut pas seulement, à l'image de Bertrand, saluer dans la décision municipale la victoire de la raison. L'événement est minuscule, puisqu'il ne concerne que quatre bibliothèques sur les 59 que compte la ville, et qu'il ne s'agit jamais que d'interrompre un service accessoire et dont on s'était très bien passé jusqu'ici : dans le simple intérêt du maintien de la paix sociale, on connaît nombre d'élus qui auraient choisi la solution la plus simple et, quand bien même la position des employés se révélerait totalement infondée, laissé l'installation éteinte. Il faut un courage politique certain, et une certaine autorité, pour refuser de céder au caprice, et on ne pourra pas reprocher à Bertrand Delanoë d'en manquer.