Les crises boursières tiennent toujours du jeu de quilles. Celle que l'on traverse actuellement rappelle le crépuscule de feue la nouvelle économie, lorsque les startups mortes-nées qui devaient faire la forturne de leurs créateurs, de leurs salariés, de leurs salariés-créateurs et des investisseurs qui, quelques semaines plus tôt, se bousculaient pour arracher le privilège d'abreuver sans restrictions ni discernement ces jeunes pousses dont le seul projet était de rentabiliser la fourniture de conseils juridiques gratuits dispensés par l'intermédiaire d'un site web, se sont fanées les unes après les autres, pour le plus grand plaisir d'un vakooler.com, le corbillard de la nouvelle économie qui recueillait jour après jour leur dernier soupir, et spéculait sur l'indentité de la prochaine victime. Aujourd'hui, on joue bien plus gros, et l'on s'inquiète du sort d'institutions financières par définition infaillibles mais qui pourraient ne pas peser plus que les feuilles d'un automne précoce. Et après tant de coups du sort où la faux semble frapper au hasard, et moissonner les tiges les plus éparses, on en vient à douter de la stabilité du sol lui-même. Mais ce hasard n'est, peut-être, qu'illusion. Les institutions financières touchées partageraient alors autre chose qu'une vulnérabilité de circonstance.

On a déjà relevé la singularité qui caractérise les banques françaises les plus exposées à la crise. Natixis, dont l'énorme volatilité des cours ces derniers jours témoigne de l'impressionante efficacité de l'interdiction formulée par l'AMF de vendre à découvert les valeurs financières, est en effet une filiale commune de la Caisse d'Epargne et des Banques Populaires. Le Crédit Agricole, autre structure mutualiste, se trouve lui aussi sévèrement frappé par une crise à laquelle seul le dernier grand mutualiste, le Crédit Mutuel, semble échapper. En Grande-Bretagne, où, à l'inverse d'une pratique française qui ne connaît pour ainsi dire plus de petits établissements, le paysage bancaire semble bien plus diversifié, les difficultés se sont muées en défaillances, et la liste des établissements en danger s'allonge : Northern Rock nationalisé en septembre 2007, Alliance & Leicester repris par Santander en juillet 2008, HBOS avalé par Lloyds le 18 septembre dernier, Bradford & Bingley coupée en morceaux le 28 septembre, lorsque, comme par une anticipation d'un plan Paulson B, ses actifs à risques furent repris par l'État britannique alors que son activité de banque de dépôts revenait au même Santander. Or, ils se trouve que toutes ces instititutions n'ont pas comme seul point commun une désignation aussi pittoresque que désuète : elles sont toutes fortement engagées sur le marché du crédit hypothécaire, exposition qui leur vient d'un passé commun de buiding society. Il s'agit, en fait, de caisses de crédit mutuel souvent apparues au XIXème siècle et destinées à l'origine à financer le logement de leurs sociétaires. Dans les années 80, elles furent aurorisées à offrir les services d'une ordinaire banque de dépôt puis, en 1986, à abandonner, sur décision de leur sociétaires, leur statut mutualiste en se transformant en société anonyme : la liste de celles qui, à partir de 1997, se sont introduites en bourse ne compte désormais plus une seule société indépendante.
Dans le domaine francophone, Dexia, produit du mariage du Crédit Communal de Belgique et du Crédit Local de France, deux établissements sous tutelle publique spécialisés dans le financement des collectivités locales, retrouve ces jours-ci l'abri salvateur de l'État. On connaît, en Allemagne, les difficultés récurrentes des Landesbanken, ces établissements publics propres à chaque Land, difficultés qui ne semblent pas s'apaiser. Et, pour l'heure, parmi les institutions ordinairement commerciales qui forment l'essentiel du secteur, on ne recense que deux victimes : Hypo Real Estate, spécialiste bavarois du crédit immobilier et du financement des collectivités, et Fortis, fragile depuis sont acquisition du néerlandais ABN-Amro.
On le voit, la crise ne choisit pas ses proies de façon aléatoire : celles-ci possèdent généralement deux propriétés communes, l'une écononomique, l'autre sociologique. Elles sont d'abord fortement engagées dans le prêt immobilier, et en particulier dans ces prêts hypothécaires où la solvabilité des emprunteurs dépend de l'évolution de leur patrimoine, qui deviennent donc, eux et leurs créditeurs, extrêmement vulnérables en cas de retournement du marché. D'autre part, nombre de ces banques sont de vieilles institutions récemment sorties de leur territoire mutualiste ou de leur statut public, venues goûter les plaisirs du vrai capitalisme. On peut parier que, pour éprouver leur liberté neuve, elles se sont jetées sans retenue ni recul dans les plaisirs complexes de la finance moderne, en totale ignorance des normes de la profession de banquier d'affaires, ces règles non écrites mais efficaces dont la connaissance définit l'initié, celui qui maîtrise le jeu et sait comment y participer au plus faible risque, et que cela leur a coûté cher.

Cette analyse sommaire permet de comprendre à quel point les craintes de défaut d'un grand établissement de crédit généraliste sont ridicules ; pourtant, au lieu d'avancer des arguments rationnels de cet ordre, les responsables politiques préfèrent se contenter de leur babillage infantilisant, en affirmant qu'il n'y a rien à craindre, ce qui est le meilleur moyen de lancer la panique, et que, grâce au fonds de garantie qui couvre les dépôts jusqu'à 70 000 euros, les clients ne risquent rien, ce qui n'est qu'une totale niaiserie. Car en supposant une banque gérant un million de comptes d'un encours moyen de 25 000 euros, il faudrait, pour sauvegarder les déposants, dépenser à peu près la moitié du déficit budgétaire annuel. Le fonds de garantie ne concerne que les petits établissements en péril, tel le Crédit Martiniquais en 1999. Pour un grand réseau, une seule solution : la nationalisation.
A l'image d'un Eric Woerth, tentant de camoufler le fait statistique de la récession sous des arguties qui rappellent le comportement d'un automobiliste en faute cherchant à négocier au bord de la route un aménagement de peine avec la maréchaussée, l'attitude des politiques au pouvoir, en ce moment où l'action s'impose, relève de la plus complète inanité. Sans doute faut-il en rechercher la cause dans le discrédit qui les frappe, dans la violence de ces sentiments qui s'exercent en particulier à l'égard d'un Nicolas Sarkozy, et qui les conduit à être encore plus incolores que d'habitude. Mais cette haine, au fond, que l'on retrouve de l'autre côté de l'Atlantique, vise surtout, au delà de l'avidité des financiers de Wall Street, ceux qui, par erreur ou par nécessité, on cassé ce mécanisme de l'endettement perpétuel, si profitable pour tous. On le sait bien, on ne peut vivre à crédit que pour un certain temps, et ce temps est révolu. La party est finie, et pas seulement pour les banquiers.