45 mm
Il suffit de deux roues, d'une partie-cycle et d'un moteur pour avoir une moto. La simplicité matérielle de l'objet, la grande fragmentation de l'univers social, relativement marginal et largement hermétique aux citoyens ordinaires, où se retrouvent ses utilisateurs expliquent pourquoi le monde de la moto se montre particulièrement accueillant à l'égard des délires mécaniques, tels ceux qu'une foule de petits artisans assemblent autour de ces rustiques et immortels V-Twin Harley-Davidson qui n'ont guère évolué depuis cinquante ans, voire plus. Ce sont eux qui ont inventé cet objet rare mais prisé des bikers, le trike, tricycle accouplant une partie cycle munie d'une fourche de moto, et un train arrière équipé de deux roues. La bête existe aux Etats-Unis dans sa version sauvage, et en Europe dans une déclinaison plus civilisée, puisque propulsée par un moteur d'automobile, mais guère plus discrète. Faisant, au même titre que le side-car, incontestablement partie de l'univers motard, ces véhicules gardent pourtant une particularité règlementaire : pour peu que leur poids à sec reste inférieur à la tonne et que l'écart séparant les deux roues coaxiales atteigne 465 mm, ils peuvent être conduits par un automobiliste simplement titulaire du permis B. Jusqu'à présent, cette situation ne dérangeait personne, le marché français du tricycle se partageant entre la présence anecdotique de trikes pilotés par des motards, et le célèbre tri-porteur Piaggio, dont personne n'a jamais redouté l'influence sur les statistiques d'accidents. Pourtant, voilà que ce même Piaggio propose en ce moment un véhicule qui entre lui aussi dans cette catégorie des tricycles, mais dont la morphologie, comme la genèse, ne doivent pas grand'chose aux utilitaires de la marque.
Présenté voici peu à la presse, le nouveau-né paraît déjà affligé d'une hérédité chargée. Comme l'écrit Matthieu Brétille sur Moto-Net, il est le fruit d'une rencontre de hasard entre la réglementation et le MP3, puisque d'ingénieux concessionnaires allemands ont procédé aux modifications nécessaires à l'homologation en tricycle de cet engin déjà hybride, le MP3 étant le premier véhicule commercialisé avec un train avant doté d'une paire de roues pourvue chacune de son bras de fourche, ce qui lui permet de se comporter comme un scooter normal, largeur comprise, donc de passer entre les files de voitures et de pencher dans les virages, à ceci près qu'il offre une stabilité, et un appui au sol lors des freinages qui sollicitent majoritairement l'avant, bien meilleurs. Essentiellement proposé en 125 cm³ pour les titulaires du permis B, le MP3 se décline aussi en des cylindrées supérieures, jusqu'aux 500 cm³ du Gilera Fuoco. Classées MTT, ces machines, au même titre que n'importe quelle moto, imposent à leur propiétaire la possession du permis A, obstacle considérable pour l'automobiliste fraîchement converti au scooter ; l'authentique motard, lui, ne dédaignera pas le T-Max, mais périra de honte du simple fait d'être vu au guidon d'un engin pareil. Leur marché, en d'autres termes, devait se montrer singulièrement étroit : et voilà que, avec 45 pauvres millimètres de plus, Piaggio l'élargit d'un coup à la dimension du marché automobile. En sa seule déclinaison 125 cm³, le MP3 s'était déjà attiré de solides inimitiés, mais il n'empiétait pas sur le territoire du motard ; avec son train avant large, modification dont, pour en avoir vu un garé en bas de la rue, on peut témoigner qu'elle reste imperceptible, homologué en tricycle et accessible comme tel à tous les titulaires du permis B, il fait sauter ce plafond règlementaire, technique, et, plus encore, symbolique, qui distinguait ce qu'on appela longtemps un vélomoteur d'une moto, et permet à l'intrus, l'automobiliste, d'envahir, sans avoir à produire d'autre effort que de débourser les 7 à 8 000 euros qui lui permettront d'acquérir l'objet, un domaine jusque là hermétiquement clos, et jalousement protégé. Autant dire que, côté motards, ça râle sec. Mais pas forcément à bon escient.
L'argumentaire se voile de rationalité et d'altruisme, ces deux piliers de la mauvaise foi. On s'inquiète de laisser en des mains inexpérimentées, qui n'auront rien connu d'autre que l'abri de la carosserie et la stabilité des quatres roues, une machine bien plus proche de la moto et dotée d'une cylindrée déjà significative puisque, sur le modèle le plus puissant, elle atteint les 400 cm³. On imagine déjà les comportements inconscients de ces néophytes, les freinages ratés, les sorties de routes en virage et, pire encore, les excités de l'entrefile qui vous collent comme un rémora, au risque de vous percuter au premier freinage. Or il se trouve que, selon les très rares échos que l'on peut récolter auprès des compagnies d'assurance, les 125 cm³ conduits par des automobilistes ne présentent pas un risque qui les distingue du reste de la catégorie. Certes au départ peu habitués au deux-roues motorisé, leurs propriétaires compensent cette inexpérience par leur pratique de la route puisque, il convient de le rappeler, ces deux-roues ne leur sont accessibles qu'après deux ans de détention du permis B. Alors, bien sûr, avec le MP3 large, assimilé à une automobile et deux fois plus puissant qu'un 125 cm³, deux sécurités sautent. Mais, tricycle, il reste plus sûr qu'un deux-roues. En outre, on peut parier que, compte tenu de son coût, sa clientèle aura pour l'essentiel des caractéristiques bien définies, et sera formée de propriétaires de 125 cm³ auxquels, faute de performances, certains des trajets qui leurs sont nécessaires, sur autoroute en particulier, sont diffcilement accessibles. L'argument selon laquelle la puissance équivaut au danger, en outre, est typique des prénotions normatives de la Sécurité Routière : bien plus lourd qu'un scooter ordinaire, le MP3 en version 125 cm³, fortement sous-motorisé, fait courir à son propriétaire un risque plus élevé que ses déclinaisons plus puissantes, qui lui fourniront en cas de besoin ces réserves de puissance salvatrices.
Alors, il faudra s'habituer à côtoyer cette nouvelle espèce invasive, qui pourrait bien ne pas rester longtemps isolée. Il manque en effet au MP3 large quelques
vertus auxquelles Piaggio réfléchit, une motorisation hybride, une cellule tubulaire qui, sans atteindre les normes du BMW C1, offrirait une sécurité supplémentaire à ses passagers. Cet engin citadin idéal, peu encombrant et extrêmement économe en carburant, Peugeot le projette déjà. Inutile de préciser que son poids à sec de 250 kg condamne la motorisation en 125
cm³ du prototype : si la série voit le jour elle sera, comme le MP3 large, propulsée par un moteur plus puissant, et profitera donc de la faille réglementaire
explorée par Piaggio. Cette machine deviendra, alors, le parfait véhicule des temps de crise. Ce qui, après tout, a toujours été la vocation des tricycles à moteur.
Commentaires
"[...] et permet à l'intrus, l'automobiliste, d'envahir, [...]" : non, l'automobiliste n'est pas un intrus : tout au plus juste une chicane mobile :-)
V.
"Or il se trouve que, selon les très rares échos que l'on peut récolter auprès des compagnies d'assurance, les 125 cm³ conduits par des automobilistes ne présentent pas un risque qui les distingue du reste de la catégorie."
Hem, on va en revenir aux questionnements habituels : le risque pour un assureur ne représente pas correctement le "danger" sur route, puisque le premier pondère le second par le kilométrage parcouru. Je ne dis pas forcément que le B-125 roule moins que le A (en idf il se peut même que le contraire soit vrai), mais cet argument seul ne suffit pas, amha.
Sinon, personnellement, je trouvais déjà aberrant de laisser un individu pratiquer un deux-roues motorisé sur la voie publique sans un minimum de formation, et je maintiens cette opinion, fût-il question d'un trois roues. Le détail technique de la voie est mineur, c'est bien la faculté de l'engin à prendre de l'angle qui fait sa spécificité. J'attends de voir le résultat d'un coup de frein avant sur une plaque de gasoil en mp3, mais je doute qu'il soit beaucoup plus glorieux que celui de mes tentatives personnelles.
Heum, d'un autre côté, le permis ne peut pas tout. On sait bien que les accidents arrivent le plus souvent dans les dix-huit mois qui suivent son obtention. Certes, le permis A est complexe et procure une formation autrement plus sérieuse que les quelques heures de route du B, mais il reste une initiation ; l'expérience que l'on acquiert ensuite me semble autrement plus utile.
Par définition, les automobilistes convertis au scooter ne sont plus des conducteurs débutants ; et ceux qui, après quelques années de 125, passeront à ces MP3 avec un peu de puissance en plus seront sûrement plus au fait des dangers qui les attendent qu'un jeune titulaire du permis A lequel, pour peu qu'il le passe à 21 ans, accède à une offre qui comprend des engins autrement plus sélectifs qu'un bicylindre de 34 cv.
Si je pousse un peu plus loin le raisonnement, tu es en train de militer pour l'accès à la conduite des motocyclettes pour tous les titulaires d'un permis B "suffisamment" ancien ?