Comment Bernie, ce si bon voisin, ce parfait philanthrope, l'invité d'honneur au mariage de sa fille, a-t-il bien pu s'y prendre pour duper son beau monde ? Car, quand même, le coup de la pyramide, où l'on sert aux investisseurs des intérêts financés par les apports en capital des nouveaux venus, a déjà beaucoup servi, et ne relève pas de la haute complexité des modèles mathématiques élaborés par des quants, cette autre façon bien plus chic de perdre beaucoup d'argent. Ainsi, il n'aura pas manqué d'observateurs sarcastiques pour faire remarquer que les dernières victimes massives de ce genre de combine avaient été, au sortir de la dictature d'Enver Hodja, les incultes paysans albanais découvrant à leurs dépens les vices ignorés du capitalisme. Ici, les victimes, comme l'écrivait la Tribune à la mi-décembre, c'est le Gotha dans son acception la plus vaste, de la grand fortune française des Bettancourt à des personnalités moins discrètes, Elie Wiesel ou Steven Spielberg, au travers de leurs oeuvres caritatives. Mais dans leur édition de mercredi, Les Echos publient sous la plume de Pierre de Gasquet une pleine page qui vise à démonter la mécanique de l'affaire ; on découvre ainsi que le génie de Bernard Madoff, cet ancien maître-nageur un temps président du NASDAQ, n'était pas, à l'opposé de celui d'un Michael Milken, tant financier que social.

Car le milieu auquel il réservait ses merveilleux placements possède quelques carcatéristiques qui l'ont puissamment aidé à parvenir à ses fins. On se trouve d'abord dans l'univers de la banque privée, celui où nul n'entre s'il n'est, au minimum, millionnaire. Le fait que l'on ait ici affaire à des investisseurs avertis et qui disposent des moyens de s'entourer de tous les conseils nécessaires explique pour partie que les autorités de contrôle, plus attachées à protéger contre lui-même le petit porteur crédule à la recherche du Graal des imbéciles, le placement sans risques et qui rapporte très gros, ne lui aient guère accordé d'attention. De plus, le principe de la banque privée consiste à promettre à ceux qui ont les moyens de s'offrir ses services plus, et en particulier plus de rendement, avec des produits qui leurs sont réservés, donc auxquels le vulgaire n'a pas accès. En d'autres termes l'offre de Bernard Madoff, un rendement exceptionnel réservé à quelques heureux privilégiés qui, dans l'univers banal, aurait semblé trop jolie pour être honnête, ne faisait, dans le milieu où elle s'exerçait, que promettre un petit plus que les offres concurrrentes. Mais l'un des financiers interrogés pour l'article des Echos apporte une explication supplémentaire : les clients de Bernie pensaient profiter des informations privilégiées dont, avec sa position, celui-ci avait connaissance. Agir ainsi, de notre côté de l'Atlantique, c'est commettre un délit d'initié : ainsi, on peut à la fois justifier le fait que Bernard, avec sa stratégie si efficace, si originale, et si secrète qu'il était hors de question que qui que ce soit puisse l'évaluer, et surtout pas les auditeurs des grands établissements financiers, était meilleur que les autres, et comprendre pourquoi il vallait mieux ne pas avoir une connaissance précise de ses agissements.
Le réseau dans sa dimension physique formait un autre élément particulier de l'arnaque Madoff, puisque, marquant l'étonnant retour de cette archaïque relation entre le grand de ce monde et son banquier juif, il comprenait, écrivent Les Echos, une composante communautaire avec ces institutions juives où l'on retrouve, en plus des fondations déjà citées, l'université Yeshiva, et une composante de classe, avec cette noblesse européenne dont certains représentants on fait bénéficier leur riche carnet d'adresses des bienfaits des fonds Madoff. Cette dimension physique se décline aussi dans l'organisation qui permettait de récolter des capitaux, faisant appel à une toute petite quantité de gestionnaires si profondément impliqués dans l'affaire que l'on a, par exemple, longtemps pu croire à la complicité d'un Access International Advisors avant que le suicide de son dirigeant ne démontre à la fois sa position de victime, l'ampleur de ses pertes, et le mode de fonctionnement de ce système Madoff, entièrement établi sur la relation personnelle ce qui à la fois limite son ampleur physique, et lui fait trouver ses victimes dans les seules catégories sociales que l'on n'a pas l'habitude de plaindre, et que l'on plaindra d'autant moins lorsque, comme ici, à la place des habituels pigeons, elles jouent avec enthousiasme le rôle de dindon de la farce.

Ce marché sur lequel il évoluait depuis si longtemps, Bernard Madoff avait contribué à le créer, ce qui lui donnait une parfaite connaissance et des procédures de contrôle, et des hommes en charge de les appliquer. De même qu'il n'existe pas de meilleur expert informatique qu'un ancien pirate, on ne trouvera escroc plus efficace que l'insider, celui qui cumule toutes les références et toutes les proximités possibles, ces proximités qui rendent insoupçonnable alors que, en facilitant l'arnaque, elles devraient inspirer la méfiance. Mais, tout comme Jérôme K., petit provincial à peine diplômé égaré dans le monde hautement complexe et arbitré entre centraliens et polytechniciens des produits dérivés, Bernie, d'abord maître nageur puis, écrivent Les Echos, installateur d'extincteurs, n'appartenait vraiment pas à notre monde : certes, tout l'argent est perdu, mais l'honneur est sauf.