D'un point de vue statistique, la mort, cet état définitif validé par un document officiel, le certificat de décés établi par un médecin, présente l'avantage d'être, presque toujours, un phénomène simple et de nature binaire : on l'est, ou bien on ne l'est pas. Sans doute, en laissant de côté l'aspect symbolique de la chose, s'agit-il d'une des raisons qui font privilégier cette situation au moment de dresser des bilans. On sait à quel point le compte-rendu annuel des succès de la lutte engagée, sous la conduite éclairée de l'ONISR, contre l'insécurité routière, se limite à décompter les morts, et à vérifier si ce quota-là a bien baissé conformément aux objectifs. Il est sans doute bien plus délicat de parler, comme en Grande-Bretagne, de morts et blessés graves, surtout si l'on range dans la case blessés graves les hospitalisations d'une durée supérieure à 24 heures lesquelles, parfois justifiées par une incertitude infondée du corps médical, peuvent fort bien s'accompagner d'une absence complète de lésion physique. Et pourtant, il n'a pas été si facile de construire cette catégorie statistique. Pendant longtemps, alors que, dans le reste de l'Europe, on dénombrait comme victimes de la route les décès qui se produisaient dans un délai courant jusqu'à un mois après l'accident, en France, ce délai était de six jours et, en Espagne, de 24 heures. On a estimé que ce mode de calcul entraînait, en France, une sous-estimation du nombre des victimes de l'ordre de 5 %, et il a fallu attendre 2005 pour que l'on s'aligne sur la norme européenne, alignement qui doit, sans doute, beaucoup à la requalification du risque routier, fatale rançon du progrès devenu grande cause nationale, qui s'est produite à partir de la fin du siècle dernier.
On comprend alors qu'il soit intéressant, face à un phénomène naturel comme la tempête hivernale qui vient de traverser le sud-ouest, de déconstruire ce que, nous apprend l'AFP, le porte-parole de la Sécurité Civile vient de qualifier de "bilan humain consolidé du nombre de décès liés à la tempête", et qu'il fixe à onze morts. Bien sûr, tout l'intérêt de la chose se cache sous cette notion de lien, et conduit à s'interroger sur la chaîne des causalités qui permet de rendre la tempête responsable de tel décès, et sur la longueur de celle-ci.

Car si le lien peut fort bien être direct, pour les deux personnes tuées dans des voitures par la chute d'un arbre, il peut aussi emprunter un premier détour, avec ces victimes sous assistance respiratoire décédées lorsque des coupures de courant les ont privées du secours de l'appareillage qui les maintenait en vie : sans doute ces machines disposent-elles d'une alimentation de secours sur batterie, qui leur permet de fonctionner quelque temps en cas d'interruption du réseau, mais pas de faire face à la situation exceptionnelle créée par la tempête. Mais avec ces quatre intoxications au monoxyde de carbone, on rajoute un maillon supplémentaire à la chaîne. Il semble en effet particulièrement difficile d'établir une relation entre une concentration dangereuse de monoxyde de carbone, et la vitesse d'un vent qui soufflait à 160 km/h. La cause réelle est à rechercher dans le recours à des groupes électrogènes dégageant, faute d'entretien ou d'usage approprié, ce gaz mortel : n'importe quelle mise en route de ces générateurs dans un espace non ventilé aurait alors eu les mêmes conséquences. On le voit, ici, l'enchaînement devient complexe : la tempête a coupé l'alimentation électrique, l'absence de courant a conduit à mettre en marche des groupes électrogènes, et, pour l'une ou l'autre raison, certains d'entre eux ont dégagé une quantité de monoxyde de carbone suffisamment importante pour entraîner, dans quatre cas, et parce qu'ils fonctionnaient dans un espace clos, des intoxications mortelles. On entre, alors, dans un domaine où le relativisme règne, et où, faute d'accord négocié en norme, comme pour le cas des accidents de la route, la décision de ranger tel décès dans tel ordre de causes relève d'un arbitraire produit par la volonté des acteurs qui contrôlent cette situation, et ont intérêt à ce qu'elle prenne telle ou telle configuration.

C'est ainsi, en tendant jusqu'à la rupture l'enchaînement des événements, que la Sécurité Civile établit son "bilan consolidé". Pourtant, elle pourrait tout aussi bien prétendre que la tempête n'a fait aucune victime. En dehors des décès causés par les défaillances du réseau électrique, et pas directement par le vent, elles pourrait considérer comme victimes de leur seule imprudence les gens qui trouvent pertinent d'ignorer les avertissement de Météo France, qui inaugurait pour l'occasion le dispositif de vigilance rouge face à une tempête, et de sortir en méprisant une incitation à rester chez soi qui n'aurait pu être plus forte que par l'imposition d'un couvre-feu, et plus encore l'inévitable tombé du toit qui mériterait de concourir pour les Darwin Awards si son cas n'était pas si grotesquement banal. Pourquoi, alors, préférer cette construction du réel qui conduit à établir le bilan le plus élevé possible ?
On connaît les opérations syntaxiques par lesquelles ceux qui ont intérêt à la chose vont considérer comme victimes de la pollution atmosphérique des personnes âgées souffrant de problèmes respiratoires, et dont la vie a peut-être été raccourcie de quelques mois par la mauvaise qualité de l'air. On sait aussi à quel point le bilan de la canicule de 2003 a été mis à profit pour défendre la cause des médecins urgentistes. Alors, sans doute, la Sécurité Civile, cet organisme dont la fonction est de venir en aide à la population en danger, n'est elle pas des plus qualifiées pour établir des statistiques qui ont comme fonction annexe de justifier son existence, en particulier dans une situation où les précautions prises grâce à l'alerte de Météo France ont d'autant réduit son champ d'intervention. Mais cette construction a force de loi, parce que le Ministère de l'intérieur jouit du monopole de son élaboration comme de la capacité à l'imposer : désormais, pour l'histoire, la tempête Klaus aura bel et bien tué onze personnes sur le territoire national.