On s'attendait à tout, mais sûrement pas à voir Authueil détecter, derrière le trouble qui saisit l'opinion à la moindre évocation des rémunérations des dirigeants des grandes entreprises, et sous la volonté du gouvernement d'obtenir par voie réglementaire l'abolition de leurs privilèges, le spectre grimaçant de Louis XVI, et de son impuissance à endiguer la vague de mécontentement qui finira par l'emporter. Prêt à réclamer des têtes, voilà donc notre assistant parlementaire qui se place dans le droit fil des révolutionnaires de 1789 ; cette crise, décidément, est diaboliquement inédite. Mais, en fait, de quoi donc le peuple se plaint-il ? Et en quoi peut-il être concerné par l'affaire des options d'achat d'actions auxquelles les responsables de la Générale viennent, pour l'heure, de renoncer ?

Car cette pratique qui consiste à attribuer à un nombre souvent extrêmement réduit de cadres d'une entreprise des options leur permettant d'acheter une quantité souvent considérable d'actions de l'entreprise en question avec une décote parfois énorme par rapport au cours du marché, options qu'ils seront en mesure de lever, ou pas, au bout d'un délai de quelques années, ce qui leur octroie, en somme, un droit de diluer l'actionnaire ordinaire sans courir le moins du monde le risque auquel celui-ci est exposé, ne s'exerce, en première analyse, qu'au détriment des actionnaires en question, et d'eux seuls. On comprendrait que, dans sa grande bonté, eu égard aux pertes considérables qu'ils viennent de subir, le gouvernement se soucie de leur sort : pourtant, il n'en dit rien. Il possède, il est vrai, une autre raison de ne guère aimer ce mode de rémunération puisque, comme l'écrivait aujourd'hui La Tribune, les dirigeants, étant payés en nature et pas en numéraire, c'est à dire en actions et pas en salaires, supportent des taxes bien moins élevées que les prélèvements sociaux auxquels sont soumis des émoluments plus traditionnels. Mais de cela non plus, le gouvernement ne dit mot.
En fait, les griefs relèvent d'une catégorie morale : on reproche aux responsables, à l'inverse de leurs homologues japonais, de ne pas prendre leur part du malheur commun, de ne pas, comme le veut pourtant leur position de chefs, à la fois montrer l'exemple en faisant assaut de sobriété, et préparer des jours meilleurs en acceptant les réformes qui s'imposent. En somme, on est tous sur le même bateau, il coule, et voilà que le capitaine, au lieu de rester sur la passerelle en attendant stoïquement l'heure fatale, gonfle son parachute et accumule les bouées de sauvetage. Mais penser ainsi, c'est négliger un fait capital : voilà bien longtemps que les navires amiraux de la flotte ont pris le large, et ils ne sont pas près de rentrer au port.

Quand les Trente Glorieuses ont pris fin, en 1979, chaque pays européen a été contraint de s'adapter, dans la douleur, au nouvel ordre. Au Pays-Bas, comme l'expliquait Wiemer Salverda, l'effort a porté sur la diminution du coût du travail, avec le développement du temps partiel dans le secteur privé, et une réduction massive des rémunérations des agents de l'État qui, inflation oblige, ont vu leur revenus moyens baisser de 25 % sur une période de cinq ans. En France, on a choisi de préserver les préservés, donc de sacrifier les jeunes, nouveaux entrants sur un marché du travail qui leur était désormais fermé, et les peu qualifiés, avec la disparition du secteur textile et la refondation de l'industrie chimique ou sidérurgique. Là, et dans les privatisations qui, par une démarche toujours d'actualité, ont remis sur le marché des groupes en bien meilleure forme et contraints, du fait de l'étroitesse du marché national et de l'anémie de sa croissance, à aller chercher ailleurs ce qu'ils ne trouveraient plus ici, sont nées ces grandes entreprises qui, chacune dans son secteur, ont pris, en investissant sur place, des positions de premier plan au niveau mondial. Ainsi en est-il de Total qui, selon ses comptes de 2007, occupait en France 39 % de ses effectifs, alors qu'il n'y réalisait que 24 % de son chiffre d'affaires, ou de la Société Générale laquelle, même dans sa seule activité de banque de détail, emploie autant en France qu'à l'étranger.

C'est là qu'Authueil se trompe, en voyant dans ces états-majors d'entreprises l'empreinte toujours vive des postes réservés aux grands corps, aux énarques en particulier : certes, ils sont toujours présents, dans la banque, chez Saint-Gobain, sorte de vitrine des temps jadis, réserve peuplée de conseillers d'État et d'inspecteurs des finances, ou avec des cursus doubles qui marquent déjà une évolution comme celui de Bruno Lafont dont toute la carrière s'est déroulée chez Lafarge. Certes, les techniciens comme Patrick Kron ou Anne Lauvergeon sont toujours à la barre chez Alstom ou Areva, ces sociétés qui relèvent de leur domaine de compétence. Mais en vendant ses parts, l'État a perdu la capacité de placer ses hommes, et c'est bien parce que bleus et rouges ont, plus qu'aucun établissement bancaire, besoin de lui qu'ils doivent aussi accepter François Pérol. Comment, alors, exiger de gens sur lesquels on n'a plus prise, ni directement puisque, comme le montre Jules, même les 8 % de droits de vote de la Caisse des Dépôts chez Valeo ne suffiront pas à contraindre Thierry Morin à se contenter, en fait de cadeau de départ, d'un lecteur DVD et d'une semaine de vacances à l'île Maurice, ni indirectement puisque, désormais, pour l'essentiel, les sphères de la puissance publique et des grandes entreprises ne se recoupent plus, qu'ils donnent, à leurs dépens, l'impression de participer à l'effort national ? Abandonner les patrons à la vindicte publique n'a rien de particulièrement glorieux et pourrait, à terme, se révéler fort dommageable. La flibuste, rebelle à toute contrainte, pourrait, la tempête une fois apaisée, se montrer, plus que jamais, tentée par l'appel du large.