Peut-être, en ces temps d'activités protestataires aussi diverses qu'intenses, faudrait-il trouver un moyen de distinguer, au coeur de l'épais brouillard des initiatives brouillonnes, l'action la plus singulière, la plus incongrue. Un Darwin award des luttes sociales, en somme. Indiscutablement, les pêcheurs de la Manche que Verel évoque, et qui ont donc empêché durant quelques jours tout trafic au départ de Boulogne, Calais, ou Dunkerque, auraient toutes leurs chances. Car on peut légitimement les suspecter d'avoir épuisé dès que possible leurs quotas de sole et de cabillaud dans le seul but de démontrer que le fait qu'ils aient eu besoin de si peu de temps pour capturer tout ce à quoi ils avaient droit était la meilleure preuve de l'abondance de la ressource, et qu'il n'y avait par conséquent aucune raison défendable de leur interdire de continuer à le faire.

Pourtant, et du seul fait d'un vieux penchant pour l'industrie lourde, on se permettra de préférer l'action des sidérurgistes CFDT de l'aciérie ArcelorMittal de Florange, celle qui n'a pas fermé, qui bloquent les voies ferrées permettant d'approvisionner l'usine. Le premier aciériste mondial, on le sait, est l'une des principales victimes de cette sorte de gigantesque attaque cardiaque qui a figé l'économie mondiale, pétrifiée par la faillite de Lehman Brothers, à l'automne dernier. Depuis, des ventes d'automobiles aux mises en chantier de logements, du prix du minerai de fer au pittoresque Baltic Dry, qui mesure l'évolution du coût du fret maritime des matériaux de base, des livraisons de charbon à la demande d'acier, tout, absolument tout, s'est effondré. Depuis, la prévision, cet art d'autant plus difficile qu'il s'exerce vers le futur, est morte, ce qui rend le moment historique. Car pour ces marchés financiers qui ne détestent rien de plus que l'incertitude la prévision, même fantaisiste, même incroyable, et quitte à faire lourdement payer un peu plus tard à son auteur le prix de son inexactitude, joue un peu le rôle du respirateur qui maintient le patient en vie. Depuis l'automne dernier, le courant est coupé, la machine a été remplacée par un vulgaire ballonnet que l'on actionne de temps à autre, l'incertitude règne et, l'une après l'autre, les entreprises annoncent qu'elles abandonnent toute prévision, serait-elle à trois mois, et renoncent à se fixer quelque objectif que ce soit.
Mais pour un ArcelorMittal, cette situation est d'autant plus grave que son appareil de production est lourd, et qu'adapter sa production à une demande qui s'effondre sans qu'on sache jusqu'où et encore moins pour combien de temps implique d'arrêter ses hauts-fourneaux, ces installations qu'on n'éteint jamais, sauf quand c'est pour toujours. Alors, à l'échelle d'un groupe mondial, on bricole : on retarde des investissements en Inde, on ferme une usine aux Etats-Unis, on réduit drastiquement la production des aciéries européennes. A Florange, ArcelorMittal met en sommeil un second haut-fourneau, et transporte l'acier nécessaire pour maintenir une activité dans le reste de l'usine à partir de Dunkerque, une solution, à l'évidence, qui n'a rien d'optimal, qui porte la marque de l'improvisation et du provisoire, et qui semble surtout destinée à conserver, par le recours au chômage partiel, les postes de travail d'un personnel provisoirement surnuméraire, et qu'il faut bien occuper à quelque chose. Voilà pourquoi l'action des sidérurgistes CFDT pose un défi à la rationalité, avec cette façon délirante d'exiger de leur employeur qu'il dise un avenir sur lequel il a renoncé à faire la moindre prévision qui relève du caprice, et qui, sans doute, s'explique par une surenchère entre organisations syndicales dans laquelle la CFDT, elle qui a la réputation de préférer la négociation, se trouve contrainte, pour être crédible, à aller encore plus loin que les autres.

Mais, finalement, le mieux, c'est sans doute la ronde. A l'initiative d'enseignants de l'université Paris 8, en suivant le mot d'ordre d'une ancienne gloire locale, depuis quelques semaines, à Paris et parfois en province, enseignants-chercheurs grévistes, étudiants, et simples sympathisants, d'un même élan, jour et nuit, tournent en rond. Métaphore transparente, expression publique d'un aveu d'impuissance, d'une obstination dans l'échec, volonté de se placer hors du monde tel qu'il est qui, comme dans bien des épreuves ascétiques, a recours à une mise en scène physique à la dimension pitoyablement narcissique. C'est vain, c'est inédit, c'est révélateur bien au-delà du symbole initial. Pour un peu, si ça n'était pas aussi vaniteux et ridicule, ça en deviendrait beau.