Certes, la matière date un peu, du 25 mai dernier pour être précis. Bien sûr, ce carnet s'est donné comme contrainte, entre autres, de restreindre son champ d'action à la seule actualité. Mais en ces temps d'intermittence employés à noircir les pages d'un futur mémoire universitaire, lequel contraint à délaisser partiellement cette innocente récréation qui consiste, pour l'essentiel, à dire du mal d'autrui, il aurait été dommage de rater une telle occasion. C'est que la table ronde radiofréquences qui s'est tenue durant tout le mois de mai au Ministère de la Santé a produit un document de synthèse de toute beauté.

Car, sous le verbiage sociologisant bonifié d'emprunts à l'obscurité de la langue diplomatique, emprunts au demeurant inévitables puisque, en fait, on a affaire là au compte-rendu de négociations de paix, on n'a aucune peine à percevoir la panique qui monte, celle qui oppresse l'appareil d'État depuis l'arrêt de la Cour d'appel de Versailles, qui confirmait la décision du TGI de Nanterre condamnant Bouygues Telecom à démonter un relais de téléphonie mobile, et faisant ainsi droit aux requêtes des plaignants qui arguaient d'un trouble anormal du voisinage. La plainte qui enfle de si peu de bouches et depuis si peu de temps, mais qui a déjà franchi le barrage de la Cour d'appel, arrive maintenant en cassation. Didier Truchet, professeur de droit public à Paris 2, résume dans le document l'alternative ultime : ça casse, ou ça passe. Dès lors, le "mariage inédit entre le principe de précaution et le trouble anormal de voisinage" sera consommé, et l'on obtiendra "une nouvelle lecture du droit de voisinage qui pourrait mener infiniment loin". La boîte de pandore que l'on ouvrirait ainsi a la profondeur des abysses. Et il faut voir dans cette table ronde un dernier effort de conciliation avant la bataille que les opérateurs de télécoms, en plein déploiement de leur réseau 3G, mèneront de toutes leurs forces, et une tentative presque désespérée des pouvoirs publics pour reprendre la main, en faisant amende honorable, et en offrant tout ce que l'on peut imaginer en fait de compensations symboliques.

Il s'agit donc de résoudre la question qui taraude l'appareil d'État depuis tant d'années, celle de "l'acceptabilité sociale" : sous quelles conditions, et à quel prix, pourrait-il retrouver ce pouvoir perdu, celui de déployer des infrastructures nouvelles, de diffuser l'innovation technique, d'imposer à quelques-uns ces nuisances que justifient l'intérêt général, sans qu'aussitôt la vague des nimbys ne vienne submerger le plus humble projet, et décourager la plus modeste initiative ? La stratégie mise en oeuvre passe d'abord par la justification : on retrouve ainsi cette tautologie désormais habituelle, dans laquelle, après que l'on ait, d'autorité, affirmé la dangerosité d'un objet physique banal et dont personne ne s'était soucié jusqu'à présent, on justifiera les mesures de sauvegarde que l'on projette par cette "forte inquiétude du public" que l'on a suscitée soit-même par cette affirmation. Elle implique aussi de grandir la victime : on décrétera que, bien que les mécréants de l'OMS refusent de considérer les sujets électrohypersensibles comme atteints d'un trouble spécifique, bien que des essais menés en double aveugle aient conclu à l'absence de corrélation entre leurs symptômes et l'exposition à des champs électromagnétiques, ces gens sont, malgré tout, malades, et doivent être considérés et traités comme tels. Au passage, on en profitera pour grandir aussi les quelques associations de militants anti-ondes, et accorder à ces structures qui comptent quelques centaines de membres un droit de représenter la population du pays entier, donc de décider en son nom.
Ainsi, tout en se gardant de l'illusion d'apaiser des craintes contre lesquelles on ne peut rien, puisqu'elles ne relèvent pas de l'ordre du rationnel, on espère au moins arriver à un compromis acceptable, et tenir sur l'essentiel, la dimension physique, c'est à dire les niveaux d'émission des relais. Les plaignants réclament une diminution drastique, puisqu'ils affirment se satisfaire d'un niveau de 0,6 V/m alors même que la puissance autorisée pour le réseau UMTS en cours d'installation atteint 61 V/m. Bien que le document récuse d'emblée toute référence technique, il consacre malgré tout quelques paragraphes à cette question, et établit, au moins, une certitude : baisser les champs n'aura d'autre effet que de déclencher une surenchère d'exigences, et la voie de la diminution, sans frein, sera donc sans issue.

Il est assez facile de suivre cette généalogie de la peur, née avec les rayonnements ionisants et qui, en mettant à profit leur commune nature ondulatoire et l'ignorance complète du grand public à l'égard de ces phénomènes physiques, s'étend désormais, par contagion, aux proches cousines, ces infortunées ondes électromagnétiques. De cette montée de la plainte l'appareil d'État, d'abord renfermé dans ses certitudes, puis impuissant à traiter une protestation qui s'exprima par le canal judiciaire et profita de la déconsidération qui le frappait, porte une responsabilité essentielle. Se lançant tardivement dans une bataille déjà perdue, il se trouve contraint à multiplier les concessions. Mais en cédant à l'irrationnel et au subjectif, en acceptant comme preuve la simple sensation, il offre un accès à tous les délires, et leur fournit un mode d'emploi. L'inquiétude vous ronge, et les nanotechnologies vous privent de sommeil ? Montez une association, trouvez un juge compatissant, et vous parviendrez bien à les faire interdire. Vous avez de la chance, il est encore temps : pour l'instant, elles n'existent que dans les laboratoires. Evidemment, vous éprouverez dès lors quelques difficultés à faire établir la matérialité des dommages. Mais rassurez-vous, dans ce nouveau code civil, les faits n'ont aucune importance, seul compte le ressenti. Et vous avez vraiment peur : or, la peur, c'est déjà un préjudice.