Vieille comme le dessin, la cité idéale fait un peu fonction de jardin secret de l'architecte urbaniste. Loin des tracas du programme et des contraintes de la commande, elle lui permet de développer, souvent jusque dans ses détails les plus anodins, sa conception de ce que doit être l'art de bâtir une ville. Ainsi procédèrent Tony Garnier, dessinant sa  Cité Industrielle à l'abri de la villa Médicis, ou Robert Mallet-Stevens, architecte inconnu, moderne, et qui n'avait encore rien construit, publiant au lendemain de la Première Guerre mondiale Une Cité Moderne, livre qui lui servira à la fois de manifeste, et de passeport auprès de ces riches esthètes qui constitueront sa clientèle. Elle peut aussi, selon les cas, et les ambitions de son auteur, être mise au service d'une stratégie de représentation. Le Corbusier, celui dont Frank Lloyd Wright, qui avait lui-même sa Broadacre City, disait qu'il publiait un livre chaque fois qu'il construisait un bâtiment, appliqua ainsi une des déclinaisons de sa ville de trois millions d'habitants au centre de Paris. Sous le nom de plan Voisin, en hommage à l'avionneur reconverti dans l'automobile de luxe, il se proposait ainsi de raser les arrondissements centraux de la capitale pour y édifier un maillage d'immeubles de grande hauteur. Il fallait, même à l'époque, singulièrement manquer de sens commun pour voir là autre chose que pure provocation, et moyen aussi spectaculaire que peu coûteux d'assurer sa publicité personnelle.

A cause des architectes, l'exposition en cours depuis avril et pour encore quelques mois à la Cité de l'Architecture retrouve en partie cette dimension utopique. Il n'était pourtant pas question de rêver. La commande présidentielle imposait deux sujets, dont le premier était aussi quelconque qu'inévitable, et reçut des réponses dont l'homogénéité montre bien à quel point il relève d'un consensus qui devient suspect à force d'unanimité. Car sur la métropole conforme aux principes du protocole de Kyoto, tout le monde est d'accord : des trains et des métros autant que possible, des tramways pour tout le reste et même les marchandises, le fleuve là où on peut et, pour les déplacements individuels, vélos en libre-service pour tous. Personne, nulle part, pour relever que les citoyens ont choisi autre chose, le scooter ; avec des rejets de 40 grammes de CO2 au kilomètre pour le premier modèle hybride commercialisé, on a pourtant de quoi faire face aux hausses de la taxe carbone jusqu'en 2050. C'est donc avec le deuxième chantier, qui vaut comme sujet libre avec son intitulé paradoxal de diagnostic prospectif, que l'on retrouvera cette dimension d'utopie architecturale et urbanistique, mais aussi une façon de marquer son territoire dans laquelle chaque équipe jouera ses avantages comparatifs.
Elles sont dix, et leur sélection témoigne d'un subtil panachage, et d'une profonde connaissance des positions et des enjeux qui régissent le champ architectural européen. Impossible de laisser de côté les prix Pritzker nationaux, Jean Nouvel et Christian de Portzamparc. Malséant de négliger Antoine Grumbach et Roland Castro, acteurs engagés depuis vingt-cinq ans dans la rénovation urbaine. Les deux places restantes pour des équipes nationales reviendront à un ancien, Yves Lion, et à un nouveau venu, Djamel Klouche. On complétera avec une équipe allemande, une italienne et une néerlandaise ; enfin, côté britannique, on ne pouvait mieux trouver que Richard Rogers, ce vieux compagnon de route, et ses complices de Rogers, Silk, Harbour & partners. Étroitement logées dans une aile du palais de Chaillot encombrée de moulages médiévaux, leur propositions seront chacune abritée dans une sorte de tipee blanc à la surface irrégulière, et ridiculement insuffisante. Aussi, l'exposition ne présente-t-elle pas grand chose sinon, précisément, les positions sociales de leurs auteurs. Les primés, Nouvel et Portzamparc, n'ont rien d'autre à montrer qu'eux-même et leur discours. Les inconnus font assaut d'originalité. Dans une position un peu intermédiaire, Richard Rogers propose aussi du concept, mais un peu plus substantiel que ses collègues Pritzker. Enfin, Antoine Grumbach et Roland Castro, qui, depuis le temps, ont pu accumuler les matériaux, les montrent, et constituent indéniablement l'intérêt principal de l'exposition.

Mais l'essentiel est ailleurs, dans ce site web qui accompagne l'expo et, plus précisément, dans ces livres que chaque équipe publie en réponse à la commande. Le sujet imposé, la contrainte de l'existant éloignent ces travaux des utopies de cités idéales, alors que la liberté de conception, la gratuité des propositions aussi bien que les références explicites, au plan Voisin en particulier, ou implicites, comme avec cette tranquille provocation de Roland Castro qui propose d'édifier une mignonne petite tour sur le square du Vert Galant, à la pointe de l'ïle de la Cité, les en rapprochent. Peut-être sortira-t-il de tout cela un grand Plan, où Gabriel Voisin, l'avionneur, cédera la place à Christian Blanc, secrétaire d'État à la Région capitale. En attendant, on se plongera dans ces milliers de pages exceptionnellement documentées, même si les illustrations tierces ne sont pas toutes correctement reproduites, soigneusement conçues, et en téléchargement libre. Une telle générosité n'est vraiment pas dans les habitudes d'un milieu où l'on n'a même pas le droit de montrer sur le web la photo qu'on a prise d'un immeuble de Portzamparc. Ici, la République paye, et elle fait profiter les citoyens. Ils auraient bien tort de se priver, puisque tout est gratuit, et même l'expo.