Dans la coulisse l'affrontement a dû être sévère. Comment expliquer autrement une décision arrêtée si tard qu'elle arrive, de fait, hors délais, et un communiqué de presse si confus qu'il a valeur d'aveu ? Ainsi l'État renonce-t-il à présenter l'appel qu'il avait formulé contre une décision prise en octobre 2007 par le Tribunal administratif de Rennes. Annoncé par la secrétaire d'État à l'Écologie sur France 2 lors du journal télévisé de 13h00, mardi 3 novembre, quelque minutes avant l'ouverture des débats, ce revirement sera pourtant trop tardif pour empêcher la tenue d'une audience à laquelle son représentant ne participera pas. Celui-ci n'aura donc pas l'occasion d'entendre le rapporteur public, irrité peut-être de tant d'amateurisme, charger considérablement la barque des pénalités. Par contre, l'État tenait là une excellente occasion de se ridiculiser, et un très bon moyen de mettre au jour ces enjeux qu'il s'emploie d'habitude à dissimuler. Il n'a manqué ni l'une ni l'autre.

Comprendre la généalogie du problème implique de remonter assez loin, jusqu'à ce moment charnière des années 70 où les inconvénients induits par le vif développement des Trente Glorieuses commencèrent à peser d'autant plus lourd que cette période d'enrichissement généralisé prenait fin. Créée à ce moment-là, Eau & Rivières de Bretagne ne se contente pas de présenter la façade banale d'une association de défense de la nature : elle témoigne d'un affrontement entre deux modes d'utilisation des ressources locales, une agriculture productiviste fortement génératrice de déchets à l'intérieur des terres, des acteurs plus diversifiés mais défendant leurs propres enjeux économiques, tourisme et pêche en particulier, sur le littoral. Comme toujours en matière d'eau, l'aval subit la force de l'amont, lequel est d'autant moins enclin à modifier ses pratiques polluantes que ce n'est pas lui qui en supporte les conséquences. Face à une telle situation, il n'existe d'autre recours que la puissance publique, dans ses dimensions politique et judiciaire, seule à même de faire cesser un trouble qui relève de ce fameux article du Code civil qui date quand même de 1804. Or, comme cela arrive si souvent dans ce curieux pays, l'État, si empressé à ne rien faire dès lors que son action allait mécontenter une catégorie sociale qui ne représente plus grand monde et tire l'essentiel de son pouvoir de sa capacité aussi ancienne que mécanique à mettre en place un rapport de forces fondé sur la violence, laissa pourrir la situation, planquant sous le tapis des problèmes qui, longtemps, purent ainsi macérer à loisir. Mais comme on le sait, la bulle a crevé. L'invasion des laitues de mer étouffant les plages fournit aux victimes des nitrates un argument décisif, celui qui permettait d'attirer les caméras de télévision, et le fondement d'un recours contre la puissance publique qui arrive aujourd'hui à terme. Encore le collectif alors fondé, uniquement constitué d'associations locales, ne dispose-t-il guère des moyens aptes à populariser sa cause : mais on ne s'étonnera pas que les multinationales de l'écologie en soient absentes, démontrant si besoin est à quel point le sort des victimes de pollution leur est indifférent, dès lors que celle-ci, locale et rurale, ne peut toucher leur clientèle universelle de citadins-adhérents. Les mornes et plates étendues recouvertes d'une bouillie verdâtre se montrent il est vrai fort peu adaptées au spectaculaire déploiement des banderoles.

Ainsi l'État intervient-il, poussé par ses aiguillons coutumiers, la procédure judiciaire, la réglementation communautaire et, plus encore, l'inquiétude que suscite un danger encore plus redoutable que la colère agricole, le risque que son inaction n'ait des conséquences mortelles. Mais la position qu'il dévoile dans le communiqué du Ministère de l'Ecologie montre son embarras, réécrit maladroitement une histoire loin d'être terminée, puisque son plan de réduction des nitrates, a fortiriori limité à une "expérimentation sur deux sites pilotes" n'aura pas d'effet miraculeux sur l'eau, et, surtout, cache sous le tapis une merveilleuse hypocrisie. Car son "engagement financier auprès des collectivités locales", par quoi il faut comprendre qu'il prendra en charge, donc fera payer par la collectivité, la réhabilitation des espaces souillés par les déjections agricoles, bafoue silencieusement le poncif du polluer-payeur, et accorde à une profession particulière le privilège de ne pas devoir affronter les conséquences de ses actes. Quant aux agriculteurs, ils n'ont rien perdu. Au contraire : grâce à l'intervention publique ils ont, bien mieux qu'un banquier, réussi à conserver les profits symboliques que leur assure leur statut d'espèce économique menacée, et à mutualiser les pertes qu'ils causent aux autres.