Pour certains, faire une fois de plus référence à un unique, bref, et ancien article de Luc Boltanski ne prouvera rien d'autre que la pauvreté de la culture sociologique de l'auteur de ces lignes, et ils n'auront pas nécessairement tort. Partiellement obscurci par son vocabulaire luttes des classes très années 1970, cet article s'intéresse pourtant à une caractéristique essentielle et méconnue de l'espace public, la possibilité que ces "biens sans maître" dont il est composé, plages, forêts, montagnes, espaces à la fois gratuits puisque publics, et précieux parce que rares et convoités, puissent être l'objet d'une appropriation privée de la part d'une catégorie sociale spécifique, pour laquelle ils constitueront à la fois marque de statut et objet de distinction. Si, de son invention au XIXème siècle jusqu'à l'entre-deux guerres mondiales, le littoral de la Côte d'Azur resta de facto propriété exclusive des catégories les plus privilégiées, c'est parce qu'elles seules disposaient, grâce à leur riche oisiveté, du temps nécessaire pour s'y rendre, et des moyens indispensables pour y résider. On le sait, la paupérisation des riches oisifs et l'amélioration parallèle du bien-être général ont bouleversé les rapports de force, tandis que le développement de l'automobile a permis cet accès universel aux biens rares aujourd'hui connu sous le nom de tourisme de masse. Comme l'écrivait Luc Boltanski, une stratégie de défense des catégories dont les intérêts étaient ainsi menacées consistait à revendiquer, contre l'usage commun, la sauvegarde de la nature vierge, interdite à ceux qui ne respectent pas les usages qu'elles imposent. C'est en se sens qu'il faut comprendre les récentes péripéties de la Croisière Blanche.

Né voilà plus de trente ans, ce raid hivernal d'abord seulement motocycliste, puis ouvert aux autres praticiens du tout-terrain motorisé, emprunte, quatre jours par an, routes et chemins de la vallée du Champsaur, dans les Hautes Alpes. On sait à quel point l'existence de manifestations de cet ordre, quand bien même elles ne regrouperaient que quelques centaines de passionnés, constituent pour certains un scandale auquel il est de leur devoir, toutes affaires cessantes, de mettre fin. Aussi le raid affronte-t-il de puissantes tempêtes, et s'est-il vu, en 2009, la veille de son départ, interdit après que, à la suite d'une requête déposée par l'association Mountain Wilderness, le tribunal ait cassé l'autorisation délivrée par la Préfecture des Hautes-Alpes. Instruits par leurs déboires, les organisateurs revinrent à la charge en 2010 en cadrant légèrement moins gros : passée sous la barre des 400 participants, et en vertu du fameux décret sur les concentrations de mai 2006, la Croisière Blanche n'est désormais plus soumise à autorisation puisqu'une simple déclaration suffit, et l'interdire devient ainsi une tâche bien plus complexe. Évidemment, il en faut plus pour décourager les prohibitionnistes : mais les quarante observations formulées par le Préfet ayant toutes été satisfaites par les organisateurs, il ne restait à la puissance publique guère de moyen d'action en dehors de la voie de fait. Aussi, maintenant que les opposants ne peuvent plus compter sur la justice, on attend impatiemment leur passage à l'action directe, l'ensevelissement des routes, les malencontreuses chutes de pierre, l'attaque des dahus carnassiers peut-être.

Comment expliquer qu'une concentration de faible amplitude, qui va, quatre jours par an, emprunter des voies pour l'essentiel publiques et qui, bien considérée d'un public local qui fait preuve d'autant de tolérance que d'esprit démocratique, reçoit l'appui sans faille des élus municipaux, soit l'objet d'une telle guérilla juridique ? L'argument écologique, qui stigmatise quatre cent randonneurs et oublie les dizaines de milliers de vacanciers qui empruntent chaque année les routes des mêmes vallées pour aller faire du ski ne présente évidemment pas la moindre parcelle de validité. L'affrontement est donc seulement symbolique. Mais il n'oppose pas deux acteurs du même genre, des associations en l'occurrence, cherchant chacune à faire valoir son point de vue auprès du juge. Aux voies de droit des promoteurs de la Croisière Blanche, les prohibitionnistes opposent un état de fait dans lequel, avec l'appui de nombre d'institutions publiques, ils disent ce que doit être l'usage de ce territoire public, qui peut être autorisé à y accéder, et à quelles conditions.
Le gendarme de la montagne douce s'appelle Moutain Wilderness ; derrière cette dénomination digne d'activistes néo-zélandais on trouve une association européenne née voici plus de vingt ans en Italie, et qui vise à préserver "l'expérience d'une rencontre directe avec les grands espaces" pour "y éprouver en toute liberté la solitude, les silences, les rythmes, les dimensions, les lois naturelles et les dangers." Son site web, véritable trésor pour les bourdieusiens, boltanskiens et sociologues de la domination en général, regorge de prises de positions aristocratiques du même ordre, du plus haut effet comique, qui fondent cette prétention à voir l'espace alpin strictement réservé aux seuls connaisseurs, mais qui ne permettent absolument pas de comprendre en quoi une randonnée motorisée peut bien concurrencer la pratique de l'alpinisme. Et il n'y aurait là pas grand mal si cette position n'était vigoureusement appuyée par les pouvoirs publics, puisque l'État a décerné à Mountain Wilderness l'agrément d'utilité publique, alors qu'elle dispose du soutien des acteurs institutionnels régionaux, et de la ville de Grenoble. Contre les habitants des vallées, contre les élus locaux dont elles réfutent les intérêts définis comme purement commerciaux, il s'agit bien, pour les classes supérieures urbaines, de s'approprier, avec le concours des élus et de l'administration régionaux, ces espaces publics désormais sévèrement gardés, et réservés au seul usage de ceux qui possèdent cet ensemble complexe de compétences, de codes, de façons d'être, cet ethos en somme, qui les distingue radicalement du vulgaire, et leur permet de jouir à quelques-uns et en toute propriété d'un bien public qu'ils ont seuls le droit d'utiliser et dont, plus que jamais, ils sont en mesure de contrôler l'usage. Si son style a vieilli, l'analyse de Luc Boltanski garde bien, trente ans plus tard, une pertinence totale.