Parfois, protégés par cet anonymat dont ils bénéficient du fait d'avoir interdit au journaliste qui vient de recueillir leur déclaration d'en citer la source, il arrive que des politiques tiennent des propos qui, si brefs qu'ils soient, si communs qu'ils paraissent, sont en fait extraordinairement riches de sens. Dans un article du Monde de mardi dernier, qui s'interrogeait sur l'incapacité du gouvernement à influer sur les décisions des grandes entreprises, un "proche du gouvernement" s'en prenait en ces termes à Christophe de Margerie, auquel il attribuait la responsabilité, sinon du conflit social né à la raffinerie des Flandres, du moins de son calendrier inadéquat, à trois semaines d'une consultation électorale : "Il est dans une entreprise d'ingénieurs et n'a pas pris en compte les élections régionales, car les élections ne se modélisent pas". Diplômé de l'ESCP et spécialiste des questions financières, le directeur de Total, la plus grande entreprise française, employant près de 100 000 personnes dans plus de 130 pays, serait donc incapable de faire en sorte que ses subordonnés, avec leur culture d'ingénieurs, tiennent compte, dans leurs décisions stratégiques, de la tenue d'élections d'importance secondaire dans un pays qui n'emploie plus que le tiers des effectifs du groupe.
On retrouve ici l'ancienne dévalorisation qui frappe les "boîtes d'ingénieurs", ces entreprises uniquement préoccupées d'excellence technique, qui se consacrent toutes entières au développement de produits merveilleusement performants, mais impossibles à vendre du fait de leur complexité, ou de leur coût prohibitif. Ici, le stéréotype subit un recyclage, qui déplace la cible du reproche tout en conservant la structure de l'accusation : le paramètre rebelle à la culture d'ingénieurs, désormais, ce n'est plus l'exigence du consommateur, mais le calendrier électoral, ce qui, au fond, n'est jamais qu'une façon de mettre en scène, dans un rôle différent, le même personnage, et les attentes que le pouvoir lui attribue.

Dans cette seule ligne, dans ces quelques mots, transparaît toute une vision du politique, de ses hiérarchies, et de la place que doivent y prendre les électeurs aussi bien que les décideurs qui ne dépendent pas directement de lui. Mais on peut aussi y lire une conception du temps et de la durée, qui, sans doute, concentre l'antagonisme le plus fort : Total raisonne à trente ans, le politique à trois semaines, et il a prétention à imposer son calendrier à l'entreprise. Et pourtant, ses moyens d'actions sont sans effet. Ce même mardi, La Tribune énumérait les contraintes dont Total doit vraiment tenir compte, et qui déterminent sa stratégie : le niveau très fluctuant des marges à cause duquel, souvent, on raffine à perte, mais aussi l'équilibre impossible à trouver entre une offre soumise aux lois de la pétrochimie et qui imposent des proportions pour chaque distillat qu'il est très difficile de modifier, et une demande qui, non seulement évolue à la baisse, mais tend, à cause de mesures fiscales et qui relèvent donc de la responsabilité du politique, à privilégier le seul diesel aux dépens des autres carburants. L'adaptation de la capacité de raffinage, comme, ailleurs, du volume de production d'automobiles, dépendra donc de ces contraintes-là, et ne pourra se faire qu'à la baisse. Le conflit social, au demeurant, a très rapidement trouvé une solution qui coûte fort peu au pétrolier : celui-ci s'engage seulement, sur une période de cinq ans, à ne pas fermer ni céder d'autre raffinerie que celle dont le sort est déjà scellé soit, en gros, à poursuivre, avec l'assentiment de la CGT, le programme d'avant la grève. Ne restent donc sur le front que les syndicalistes de SUD, majoritaire à Dunkerque, qui auront beau jeu de crier à la trahison de la centrale de Bernard Thibault, et poursuivent le combat en bloquant la raffinerie des Flandres. L'établissement étant fermé depuis septembre dernier, il est à craindre que leur mouvement échoue à entraîner une pénurie nationale de carburants.
Mais la petite phrase présente un autre intérêt, celui de montrer comment le politique croit qu'on gagne une élection : en accordant tout, et de plus en plus, jusqu'à la date fatidique, comme avec cette augmentation de la fiscalité locale qui n'est jamais si faible que l'année précédent les élections municipales, et jamais si forte après, en faisant de l'électeur un simple client seulement sensible au marchandage, suffisamment stupide pour ne pas percevoir les intentions de la main qui le flatte, assez amnésique pour que les événements vieux de plus d'un mois s'effacent de sa mémoire. Hier, Les Echos publiaient pourtant un article accompagné d'un graphique fort instructif, montrant à quel point, de tous les grands pays occidentaux, les ménages français figuraient parmi les moins endettés, avec un endettement certes croissant depuis 2001, mais toujours raisonnable, et un taux d'épargne à son plus haut depuis 2002. La résistance de l'épargne, le faible endettement expliquent largement, et mieux que les incitations publiques, le maintien de la consommation nationale. Quant à la raison de cette performance surpassée par un seul pays, l'Italie, il faut sans doute, plus qu'avec la naïve explication culturaliste avancée par le quotidien économique, la trouver dans une commune défiance à l'égard du politique, rançon d'un clientélisme qui, faute de ressources, ne distribue plus que des promesses, et de l'accumulation de déficits dont les citoyens savent très bien à qui il reviendra, un jour prochain, de les combler.

Parce que la seule prise qu'il conserve sur une activité industrielle libérée tant des contraintes du marché national que de la pression d'un actionnariat désormais diversifié et auquel l'État ne participe que très marginalement l'oblige à jouer le jeu dangereux, et interdit, des subventions, parce qu'il manque du courage nécessaire pour entretenir avec le citoyen une autre relation qu'un clientélisme dont tout le monde sait désormais qu'il paye en monnaie de singe, le politique, dans son miroir, ne contemple désormais plus que l'illusion de son pouvoir.