Depuis longtemps l'enjeu, pour ceux qui s'intéressent un tant soit peu aux choses de l'aéronautique, ne portait plus sur la question de savoir qui de Boeing ou de Northrop-Grumman/EADS allait obtenir le contrat du renouvellement de la flotte des ravitailleurs de l'US Air Force, tant le nom du vainqueur était connu d'avance. La victoire de Boieng étant acquise, on s'inquiétait plutôt de la façon dont elle se produirait, et de ses conséquences. On aurait, par exemple, pu ménager les apparences, grâce à une compétition fictive à l'issue de laquelle le valeureux perdant, acceptant sportivement la défaite, se serait satisfait de modestes compensations sous forme de contrats de maintenance ou de sous-traitance, et aurait préservé ses bonnes relations avec le donneur d'ordre, et ses chances pour des compétitions futures. En préférant la rupture par la dénonciation publique des conditions de l'appel d'offres, Northrop-Grumman opte donc pour une stratégie risquée et inédite, mais qui pourrait, sur le court terme, se révéler fructueuse puisque ce coup de dés entraîne une redistribution des cartes. L'américain y trouvera peut-être son compte. Quant à EADS, qui semble embarqué malgré lui dans le conflit, il risque de ne pas y gagner grand chose. Ce qui ne fera pas les affaires de l'avionneur européen, lui qui, comme le rappelle abondamment la presse économique ou généraliste, n'a cessé, depuis sa création voilà dix ans, de cumuler les échecs, et se trouve aujourd'hui contraint de gérer simultanément deux sinistres majeurs.

Dans un article récent, La Tribune faisait ainsi les comptes de l'A380, cet appareil qui symbolise si bien le mode de fonctionnement d'EADS, cette espèce de Zollverein de l'aérospatial, union douanière d'entreprises de toutes tailles et de toutes spécialités mais qui doivent, chacune, et si peu que ce soit, prendre part à la définition et à la fabrication du produit commun, et dans laquelle l'Allemagne tiendrait lieu de Bavière, et la France de Prusse. Éclaté entre la diversité des fournisseurs et l'infinie multitude des options proposées aux clients, assemblé à Toulouse au terme d'un parcours logistique proprement délirant, l'A380 ne se contente pas d'accumuler les retards : aujourd'hui encore, il n'offre aucune perspective quant à leur résorption. A cet égard, les comptes de La Tribune font mal : en mai 2008, l'avionneur prévoyait de livrer l'année suivante 21 avions ; seuls 10 l'ont été, soit à peu près autant qu'en 2008. Pour l'heure, la montée en cadence n'a toujours pas eu lieu ; au rythme actuel, il faudra vingt ans pour honorer les 202 commandes déjà enregistrées. Et pour que le programme atteigne sont point mort l'avionneur, selon le quotidien économique, devrait enregistrer bien plus que les 420 ventes prévues en octobre 2006, voilà bientôt quatre ans.
Mais, d'une certaine façon, il y a pire que l'A380. Certes, avec l'A400M, EADS, à l'inverse de son gros porteur, peut rejeter une part de responsabilité sur ses commanditaires, avec leur cahier des charges contradictoire et leurs exigences incohérentes. Et pourtant, l'incapacité d'EADS à produire l'A400M paraît, tout comme l'étendue des pertes qu'elle entraîne, incompréhensible. Le coût initial de l'A380, rappelle La Tribune, était évalué à un peu moins de 10 milliards d'euros ; il atteint aujourd'hui 15 milliards. Le plus gros avion de ligne du monde reste donc significativement moins cher que l'A400M, pour lequel on prévoyait en 2003 une enveloppe de 20 milliards d'euros, et 180 exemplaires, enveloppe qui approche aujourd'hui des 30 milliards. Tout ça pour construire une version occidentale d'un appareil qui vole déjà en Ukraine depuis plus de dix ans sous le nom d'Antonov An-70. Alors, si l'on veut bien admettre que l'A380, tout en représentant des difficultés significatives pour son concepteur, ne constituait qu'un agrandissement de techniques déjà éprouvées du temps d'Airbus, on comprend mal pourquoi développer le successeur du Transall franco-allemand, produit quarante ans plus tôt en partie dans les mêmes usines, et qui, au même besoin que l'A400M, celui d'un avion de transport militaire tactique, répondait par une solution identique, la coopération entre avionneurs européens, semble, alors même que son constructeur forme aujourd'hui une unique société, désormais mission impossible.

En première analyse, la dérive de l'A400M découle de cette féodalisation des tâches et de leur infinie subdivision en micro-marchés dont l'échec de l'un, si secondaire paraisse-t-il, en l'occurrence, par exemple, la défaillance du développeur du logiciel chargé de gérer les propulseurs, menace, par ses retards répétés, l'ensemble du programme. Mais cette découpe, on le sait bien, n'a d'autre logique que politique, chaque élu d'une circonscription dotée d'emplois dans le secteur veillant à ce que ses électeurs touchent leur part de la charge de travail globale. Elle rappelle cette caricature parue dans un vieux journal aéronautique britannique, dans laquelle un ingénieur présentait à un visiteur le gigantesque prototype sur lequel il travaillait et que l'on appelait, en interne, le poumon d'acier, parce qu'il avait à lui seul maintenu l'entreprise en vie au cours des dix années précédentes. Mais, en plus de la permanence de cet aveuglement clientéliste qui consomme sans retour des crédits publics, l'A400M démontre aussi l'inversion des principes qui ont fait le succès de l'aéronautique nationale dans l'après-guerre, principes qui avaient fait de pauvreté vertu, et rendu ces produits simples et efficaces qui allaient du Mirage III à l'Alouette III, du SS-11 à Ariane, des réacteurs Snecma aux moteurs de Turboméca, si compétitifs, et si éminemment exportables. L'A400M, au fond, est le premier avion militaire pour lequel l'Europe adhère aux dispendieux et idiosyncratiques standards américains.
Pour l'heure, le poumon d'acier d'EADS s'appelle A320. D'après La Tribune, il a rapporté en 2009 4 milliards d'euros qui seront perdus ailleurs, dans le développement de ces nouveaux monstres qui ne seront sans doute jamais rentables. L'A320, un des plus anciens avions de ligne d'EADS, le plus petit, donc celui qui aura le premier à affronter la concurrence des produits d'Embraer ou autres Sukhoï, assure presque à lui seul l'équilibre précaire d'une énorme entreprise. De manière, exemplaire, l'histoire d'EADS, ce géant menacé par l'aveuglement des militaires et la petitesse des politiques, montre que, au delà d'un simple espace commun où circulent des personnes et où s'échangent des biens, il n'y a pas d'Europe, il n'y en a jamais eu, et il n'y a aucune chance d'en voir surgir une avant des dizaines d'années.