Pour l'heure, l'affaire ne déborde guère du cercle des spécialistes de la chose militaire et de celui des chercheurs du CNRS qui, d'ordinaire, n'ont pas tant de points communs. Elle concerne Jean-Hugues Matelly, membre de l'UMR8183, Unité Mixte de Recherche dépendante, en plus du CNRS, de l'Université de Saint-Quentin en Yvelines et du Ministère de la Justice, et cosignataire avec Christian Mouhanna et Laurent Mucchielli, ses collègues du CESDIP, d'une tribune de deux pages parue début 2009 dans une revue trimestrielle destinée aux élus locaux et reprise sur Rue89, et qui détaillait les conséquences de l'absorption de la Gendarmerie par la Police nationale. Ce texte, certes, exprimait une position critique, et défendait une certaine conception du rôle des forces de l'ordre, qui "privilégiait le service au citoyen plutôt que l'application bornée d'innombrables textes de loi" et voyait dans la Gendarmerie le "modèle de la police de proximité", cette notion perdue après l'échec électoral de Lionel Jospin. Mais l'histoire de la fonction publique abonde de ces critiques internes, aussi pertinentes qu'argumentées du fait de la position au sein de l'appareil d'État de leur auteur, individuel ou collectif, lequel prend généralement soin de rester anonyme. Tel n'a pas été le cas du chef d'escadron Matelly qui se trouve aujourd'hui exclu de la gendarmerie, donc frappé de la sanction la plus lourde, du simple fait d'avoir, en tant que chercheur, exprimé une opinion dissidente dans un débat public.

Cette collision frontale entre la liberté du chercheur et la raison d'État remet en mémoire une séquence d'événements assez similaire, dont fut victime Jean-Gustave Padioleau, sociologue spécialiste de l'action publique, alors chercheur à la Maison des Sciences de l'Homme. L'histoire, telle qu'il la raconte à sa façon, d'une manière quand même assez difficile à déchiffrer, et telle que la relate, de façon bien plus lisible, Florence Aubenas, commence en 2002 lorsque, en habitué de la commande publique, il répond à un appel d'offres du Prédit qui relève de son champ de compétences, puisqu'il s'agit d'évaluer les conséquences de la politique de sécurité routière, et plus particulièrement de la mise en œuvre du contrôle sanction automatisé, sur le comportement des automobilistes. Avec ses 65 000 euros de budget il embarque cinq doctorants dans une aventure qui connaît une fin brutale deux ans plus tard, lorsque lui vient la mauvaise idée de publier en janvier 2004 dans Libération une tribune s'interrogeant à la fois sur les modalités de déploiement des radars, et sur le rôle de ces machines de contrôle social. La réaction de Rémi Heitz, procureur, alors Délégué à la sécurité routière, sera sans nuance : prenant prétexte du "manque de loyauté" que révèle la publication d'un tel point de vue, il suspend, sans aucune justification contractuelle, les crédits de recherche, ne suscitant qu'une réaction assez diplomatique de la Maison des Sciences de l'Homme.

L'affaire Padioleau, on s'en rend compte, en plus de montrer comment transformer un brave sociologue boudonien, adepte d'Alexis de Tocqueville et de Raymond Aron, en enragé, offre quelques enseignements sur la manière dont un chercheur en sciences sociales doit concevoir ses relations avec un commanditaire public éloigné du monde de la recherche universitaire, mais extrêmement proche du pouvoir dans sa manifestation la plus brutale, et dont la conception extensive du maintien de l'ordre va jusqu'à policer des recherches qui n'ont pourtant de sens que dans la mesure où elles sont l'expression d'autre chose que d'une science d'État, dont les auteurs ont comme fonction de prétendre valider des conclusions écrites d'avance. Distincte en ceci qu'elle est plus le produit de tensions internes à la gendarmerie et au Ministère de l'Intérieur que le résultat d'une recherche qui a déplu, l'affaire Matelly montre le même pouvoir mettant en œuvre dans le même but les mêmes méthodes. Ici, le statut militaire du chercheur du CESDIP lui facilite largement la tâche, puisqu'il lui suffit de s'en prévaloir pour renvoyer le chef d'escadron à ses chères études qui, pour l'heure, constitueront donc son occupation exclusive.
Victime d'un pouvoir maladroit qui, d'emblée, utilise la sanction la plus grave pour, à défaut de mettre fin à la contestation, faire taire les murmures qui montent des rangs, il ne lui reste plus, ayant été par la sanction même délivré de son devoir de réserve, qu'à se faire l'écho des murmures et, parallèlement aux voies de recours qu'il a déjà mobilisées, à compléter une bibliographie déjà respectable. Mais ces deux affaires, par leur point commun, cette gêne que le pouvoir ressent moins de l'existence d'une opinion dissidente que de sa publication, quand bien-même celle-ci se ferait d'une façon quasiment confidentielle, contribuent à définir le guide de survie du chercheur en sciences sociales : mieux vaut pour lui s'en tenir aux sujets qui ne gênent personne, et en tout cas pas le pouvoir, les pauvres, par exemple. S'il tient vraiment à s'occuper de questions plus délicates, qui risquent de remettre en cause une doctrine essentielle pour le même pouvoir, qu'il le fasse de façon discrète, sans sortir du cercle universitaire. Et s'il veut absolument un affrontement public, qu'il prenne soin, au préalable, de vérifier l'état de sa couverture sociale, et de reconstituer sa trésorerie.