la revanche des enfants d'Erik
On finira par croire que les Islandais ont pris goût aux premières pages des journaux. Les fiers descendants des vikings, pourtant, à cause de leur faible nombre comme de la position géographique de leur île, à l'écart de presque toutes les routes du monde, étaient longtemps restés extrêmement discrets, donnés simplement en exemple d'une société mue par une source énergétique naturelle, la géothermie. Certes, de leur passé de pécheurs reconvertis en flibustiers de la finance, ils conservaient quelques vilaines manies. Mais les dégâts qu'ils causaient en prélevant leur quota de protéines animales sur des cétacés restaient de l'ordre du symbolique, et leur ampleur strictement locale. Leur reconversion massive vers un tout autre type de pêche souvent pratiqué en eaux troubles, et le naufrage subséquent d'un pays entier transformé en hedge fund, élargit sensiblement l'aire des déprédations, touchant de malheureux épargnants aussi innocents que crédules jusque sur les lointaines côtes de la Manche. La faillite d'Icesave, dont les
fonds étaient garantis par l'État islandais, la défaillance de ce même état qui a contraint britanniques et néerlandais à rembourser à sa
place, le refus massif exprimé par les islandais de faire face aux conséquences de dérèglements dont ils ont largement profité provoqua une première explosion du nombre des victimes de l'Islande. Et voilà qu'avec l'ordinaire éruption d'un volcan banal dans une île qui en compte tant, éruption qui n'a pour l'heure causé aucune
perte humaine, surgit une troisième plaie dont les conséquences s'étendent désormais au monde entier.
Le nuage des cendres, cet objet quasi mythologique, offre en tout cas l'occasion rare de mener une expérience scientifique en conditions réelles, expérience qui se déroule dans le pire cas de figure, celui de la force majeure, arrivant brutalement sans aucun signe avant coureur, donc sans possibilité de prendre ses précautions, et conduisant à l'interruption totale d'une activité généralement considérée comme vitale, le transport aérien. Et cette expérience se déroule parallèlement sur deux fronts, économique et sociologique, sans relation directe l'un avec l'autre, mais se révèle, dans un cas comme dans l'autre, aussi riche d'enseignements.
Or, justement, le transport aérien ne joue pas, dans l'affaire, un rôle passif. Et pourtant, là, on n'est plus dans l'imprévu : instruite par de fâcheux précédents, l'Organisation de l'aviation civile internationale a mis au point, avec l'aide des prévisionnistes météo, un système mondial d'alerte qui, en l'espèce, fonctionne : en charge de l'Islande, le centre londonien fournit relevés et prévisions, et est seul à le faire, non pas en vertu de quelque exorbitant monopole, mais bien parce que le dispositif a été conçu comme cela sans, on l'imagine, susciter d'oppositions de la part des compagnies aériennes. Celles-ci, dès lors, en procédant, littéralement, au pif, à leurs propres expériences, en rejouant la scène du praticien contre le théoricien, de la preuve de terrain contre le modèle mathématique, en improvisant une coûteuse procédure qui conditionnerait le retour des autorisations de vol à un démontage complet des réacteurs au bout de quelques rotations, montrent bien à quel point l'accord qui se fait sur des normes qui ont prétention à être scientifiquement fondées n'est, en réalité, que social, et peut être remis en cause dès qu'une nécessité, ici économique, l'impose. Mais, au fond, on les comprend : il est grand temps que les Islandais se décident enfin à discipliner un peu leurs volcans, lesquels n'en sont pas à leur première incartade, avant que la situation ne devienne authentiquement tragique.