Dans ce monde où même les paradis autrefois perdus n'échappent plus aux progrès incessants de la corruption des valeurs morales, il est bon de se pencher sur les motifs qui peuvent pousser certains membres de groupes sociaux plutôt privilégiés à se préoccuper, dans le cadre du plus total désintéressement, du sort d'autres groupes humains que le sens commun considérera comme bien moins favorisés. Ce cas de figure se trouve illustré d'une façon quasiment idéale par une récente dépêche de l'AFP qui mérite, à elle seule, d'être érigée en objet d'analyse. Elle relate la dernière en date des péripéties qui affectent le projet de Belo Monte, le consortium mené par l'électricien public Eletrobras remportant l'appel d'offres pour la construction d'un barrage sur l'un des affluents de l'Amazone. La dimension de l'ouvrage qui sera, avec sa puissance de 11,2 GW, le troisième du monde après les Trois Gorges et le bien plus ancien barrage d'Itaipu sur le Paraná, entre Brésil et Paraguay, contribue à doter l'événement d'une certaine notoriété.
On le sait depuis déjà longtemps, les projets d'aménagements d'une telle envergure n'ont pas nécessairement bonne presse. Mais il s'agit ici d'hydroélectricité, c'est à dire non pas seulement d'une électricité produite sans consommation d'énergie fossile ni rejets d'aucune sorte, mais aussi d'une technique qui, permettant de stocker cette énergie avant de l'injecter de manière presque instantanée dans le réseau, représente la manière optimale de produire une énergie propre. La contestation ne portera alors pas sur le processus lui-même, mais sur les inconvénients de la retenue d'eau, qui implique en particulier de déplacer les populations dont l'habitat sera englouti. On estime ainsi que les 17 680 MW des Trois Gorges entraîneront le départ d'au moins 1,2 million de personnes ; dans l'Amazonie, région infiniment moins peuplée que la Chine centrale, le déplacement concerne de 20 à 30 000 familles. Belo Monte pouvant alimenter vingt millions de foyers, la question de l'intérêt public d'un tel investissement ne se pose donc guère.

Et pourtant, dans la dépêche de l'AFP, elle n'est pas du tout posée. Cette victoire du développement durable y est présentée comme défaite, des populations indigènes qui feront les frais du déplacement, mais aussi de leurs porte-parole, Greenpeace, James Cameron, Sting. Cette étrange alliance entre les beautiful people des collines d'Hollywood et les peuples si pittoresques d'Amazonie, donc entre deux groupes humains séparés par toutes les distances imaginables, géographique, économique, culturelle, sociale, et que rapproche seulement leur poids démographique infime, pose en première analyse un défi à la rationalité. Un tel engagement présente il est vrai, pour des gens qui ont autre chose à faire dans la vie que distribuer des tracts et s'enchaîner à des grilles, bien des avantages. Sa nature épisodique et sa force symbolique garantissent en particulier un rendement, en termes de couverture de presse par exemple, sans commune mesure avec le temps investi. Mais qu'il s'agisse d'adopter un orphelin haïtien ou d'organiser un concert au profit de causes extrêmement diverses, le champ des bonnes œuvres qui attendent qu'une fée se penche sur leur humble existence pour leur assurer gloire et prospérité reste illimité. Dans cette féroce compétition, les indigènes d'Amazonie, handicapés par quelques inconvénients pratiques comme leur situation, à l'écart de la civilisation en général et de ses routes aériennes en particulier, ne partent pas gagnants. Mais ils disposent, à l'opposé, d'un incomparable avantage.
Dans un texte publié dans Terrain, la grande revue française d'ethnologie, Pierre Lemonnier, anthropologue et observateur de longue date de sa propre tribu papoue, dresse un portrait hautement sarcastique des chasseurs d'authentique et autres découvreurs de tribus perdues, dont l'Amazonie fournissait récemment un exemple aussi fictif que ceux qui l'ont précédé. C'est que, écrit-il,  le contact étroit avec la nature, la rusticité technique, l'ignorance du monde extérieur "sont autant de contrepoints et de contrepoids de notre civilisation industrielle" ; découvrir la dernière tribu perdue marquerait à la fois la clôture du monde et l'abandon de l'espoir d'encore trouver de vrais sauvages, emplis de la sagesse et de "l’entente avec la nature qui nous ont irrémédiablement échappé". Une fois découverts, les expulser de cette terre dont on ne peut les dissocier, modifier de manière irréversible leur environnement, livrer à une exploitation mercantile cette contrée vierge dont la virginité est sans prix prendra la dimension d'un crime, et commandera l'intervention d'un redresseur de torts.
La cause justifiera la création d'un organisme qui lui est spécialement consacré, Amazon Watch. Avec son siège à San Francisco et ses succursales à Washington et Malibu, l'entreprise dit bien à quel public elle se destine. Elle recueillera le concours de têtes d'affiches qui, même, feront le déplacement dans ces contrées perdues. Sans eux, le grand public des pays développés n'aurait guère eu à connaître Belo Monte ; grâce à eux, la lecture infantile qui s'intéresse, non pas à la spoliation dont sont victimes, dans le même pays, les bien trop nombreux et trop ordinaires paysans pauvres confrontés aux latifundiaires, mais au destin de ces quelques indigènes qu'il convient de conserver en l'état, au nom de la biodiversité et comme s'ils formaient une espèce à part, s'impose. Dans un pays démocratique, pourtant, comme le Brésil, la voix du premier arrivé ne compte pas plus que celle du dernier immigrant, et le cacique indigène n'a pas plus de pouvoir que le mendiant du Nord-Est. Et s'il est de l'intérêt général de léser vingt mille familles pour en contenter mille fois plus, cet intérêt-là commande.